22 novembre 2008

Louis-Ferdinand CÉLINE : Entretiens avec le Professeur Y

Suivant le principe qu'on n'est jamais mieux servi que par soi-même, Céline publiait quelques années avant sa mort ce très court roman au thème assez original. Sans doute las d'être mal interprété et incompris de bon nombre de journalistes, l'écrivain entreprenait de s'interviewer lui-même par le biais d'un journaliste fictif dépeint sous le trait d'un homme bien comme il faut, intellectuellement propret et bien conditionné, tout l'opposé du personnage Céline, provocateur et sans guère de tabous.
 
Dans Entretiens avec le Professeur Y, Céline s'en donne à cœur joie pour démonter les convenances, et dresser une analyse très intéressante de l'évolution de la littérature, du marché de l'édition, et bien sûr de la société en général qu'il ne manque une nouvelle fois pas de secouer en dénonçant ses nombreux travers, armé de son cynisme, de sa misanthropie et aussi d'un sens de l'humour qui fait souvent mouche. Il en profite également pour disséquer son style si personnel, sans fausse modestie inutile. Autant d'éléments qui aboutissent finalement à un roman un peu à part dans l’œuvre de cet immense écrivain, plus léger qu'à l'habitude et surtout beaucoup plus concis.
 
"(...) D'ailleurs toute personne de condition (privilégiée, gavée de dividendes) vous affirmera comme une vérité sur laquelle il n'y a pas à revenir, et sans y mettre aucune malice : que seule la misère libère le génie... qu'il convient que l'artiste souffre ! ... et pas qu'un peu ! ... et tant et plus ! ... puisqu'il n'enfante que dans la douleur ! ... et que la Douleur est son Maître ! ... (...)"
 
"(...) les écrivains d'aujourd'hui ne savent pas encore que le cinéma existe !... et que le cinéma a rendu leur façon d'écrire ridicule et inutile... péroreuse et vaine !... (...) leurs romans, tous leurs romans gagneraient beaucoup, gagneraient tout, à être repris par un cinéaste... leurs romans ne sont plus que des scénarios, plus ou moins commerciaux, en mal de cinéastes !... le cinéma a pour lui tout ce qui manque à leurs romans : le mouvement, les paysages, le pittoresque, les belles poupées, à poil, sans poil, les Tarzan, les éphèbes, les lions, les jeux du Cirque à s'y méprendre ! les jeux de boudoir à s'en damner ! la psychologie !... les crimes en veux-tu en voilà !... des orgies de voyages ! comme si on y était ! tout ce que ce pauvre peigne-cul d'écrivain peut qu'indiquer !... ahaner plein ses pensums ! qu'il se fait haïr de ses clients !... il est pas de taille ! tout chromo qu'il se rende ! qu'il s'acharne ! il est surclassé mille !... mille fois ! (...)"
 
"(...) - Que reste-t-il au romancier, alors, selon vous ?
- Toute la masse des débiles mentaux... la masse amorphe... celle qui lit même pas le journal... qui va à peine au cinéma...
- Celle-là peut lire le roman chromo ?...
- Et comment !... surtout tenez, aux cabinets !... là elle a un moment pensif !... qu'elle est bien forcée d'occuper !... (...)"
 
"(...) l'émotion ne peut être captée et transcrite qu'à travers le langage parlé... le souvenir du langage parlé ! et qu'au prix de patiences infinies ! de toutes petites retranscriptions !... à la bonne vôtre !... le cinéma y arrive pas !... c'est la revanche !... en dépit de tous les battages, des milliards de publicité, des milliers de plus en plus gros plans... de cils qu'ont des un mètre de long !... de soupirs, sourires, sanglots, qu'on peut pas rêver davantage, le cinéma reste tout au toc, mécanique, tout froid... il a que de l'émotion en toc !... il capte pas les ondes émotives... il est infirme de l'émotion... monstre infirme !... la masse non plus est pas émotive !... certes !... je vous l'accorde, Professeur Y... elle aime que la gesticulade ! elle est hystérique la masse !... mais que faiblement émotive ! bien faiblement !... Y a belle lurette qui y aurait plus de guerre, Monsieur le Professeur Y, si la masse était émotive !... plus de boucheries !... c'est pas pour demain !... (...)"
 
"(...) arriver très en avance c'est la tactique habituelle des gens qui se méfient... ils veulent renifler les abords... la veille qu'il faudrait arriver tellement les humains sont vicieux... (...)"

20 novembre 2008

Dan FANTE : En crachant du haut des buildings

Je me méfie habituellement des fils-de ; d’un point de vue artistique et en l’occurrence littéraire, un rejeton lutte rarement à armes égales avec son géniteur, et lorsque ce dernier se nomme John Fante, toute tentative de se faire un prénom relève du pari perdu d'avance.  L’immense talent du père aurait dû réfréner les ardeurs de Dan Fante, mais au bout du compte, grand bien lui prit de se risquer à ce jeu des comparaisons a priori déséquilibré, car incontestablement, si le père était un grand écrivain, le fils est quant à lui loin d’être un scribouilleur.

En crachant du haut des buildings
, c’est le récit en grande partie autobiographique d’un Californien venant de débarquer à New York, pas franchement travailleur mais obligé de turbiner, sans ambition particulière, mais tentant malgré tout de percer en tant qu’auteur dramatique à Broadway (en travaillant mollement sur une pièce qui semble vouée à l'inachèvement).  Bruno Dante - le double romanesque de Dan Fante - cumule les boulots improbables, d’arracheur d’agrafes à placeur dans un cinéma miteux, de laveur de carreaux à chauffeur de taxi dans la jungle new-yorkaise, en passant par vendeur de ceintures à la sauvette… il se soûle dès que l’occasion se présente, pour ne plus entendre les voix qui le harcèlent à jeun, ou tout simplement pour s’oublier lui-même.
 
Bien que dans son roman Dan Fante cite à plusieurs reprises Hubert Selby Jr., En crachant du haut des buildings marche plus clairement sur les traces du plus grand admirateur de Fante père, je veux bien sûr parler du grand Bukowski. D’abord, le thème de En crachant du haut des buildings rappelle forcément celui de Factotum, il s’agit ici encore du parcours d’un asocial enchaînant les boulots ingrats pour survivre, entre deux cuites et quelques (plus rares) parties de jambes en l’air. Mais il y a aussi du Bukowski dans le ton, peut-être pas aussi libre et léger que le Maître, mais suffisamment rentre-dedans pour ne pas laisser indifférent. Comme chez Henry Chinaski, l’alcool occupe une place centrale dans l’existence de Bruno Dante, il y puise la force de rester en vie, et aussi celle de lutter contre ses névroses. L’univers de Dan Fante est toutefois un peu plus glauque que celui de Bukowski, et en cela, il faut sans doute voir l’influence de Selby. Quant à la comparaison avec son illustre père, elle se situe sans doute dans l'habileté à écrire un texte qui s'avérera sans doute actuel dans pas mal d'années encore. Manifestation de cet aspect intemporel, il est assez difficile de situer précisément le récit dans le temps.

"(...) Je me levai et me dirigeai vers mon bureau, le regard vissé sur les pages noircies de mots. Je vis les fautes d'orthographe, les erreurs dues à la précipitation, ma ponctuation incorrecte, lamentable. Quelle nullité ! Je balançai les feuilles dans la corbeille à papier. Je n'avais aucun talent. Pas étonnant que je picole et que je laisse les pédés me sucer le bout. Un loser, voilà ce que j'étais, condamné à ne pas avoir de boulot, presque complètement fauché, un vrai cafard collé aux murs de cette pension pleine de camés et de pervers. Je n'avais que ce que je méritais. (...)

"(...) J'aime bien changer de boulot. Je n'ai pas de gros besoins. Je n'ai pas spécialement envie de détenir des actions ou de participer à la redistribution des profits, je n'aime pas non plus me sentir coincé dans un moule, ni devoir baiser quelqu'un pour monter les échelons dans une boîte.  Quand on ne fait que des boulots d'intérim, on arrive presque toujours à éviter toutes ces histoires de personnes auxquelles on a systématiquement droit avec un boulot régulier - compétition, favoritisme, politique et le reste, comme ce qui m'était rapidement tombé dessus quand je bossais pour le cinéma. Il suffit d'un coup de fil et d'une demande de réaffectation pour se sortir d'une situation merdique. (...)"

5 novembre 2008

Hubert SELBY Jr. : Last exit to Brooklyn

Pénétrer dans l'univers de Selby, c'est se faire un peu violence. La vie qu'il dépeint est âpre, violente et malsaine. C'est d'ailleurs ce qui fit le succès de l'écrivain, cette faculté à décrire la misère humaine, affective et matérielle de la cohorte des laissés pour compte de l'Amérique, ce goût pour le propos cinglant, choquant (le livre fut attaqué ou censuré pour obscénité dans plusieurs pays à sa sortie en 1964). Last exit to Brooklyn nous embarque donc dans le New York miséreux des années 60, tour à tour, Selby s'attarde sur différents personnages, souvent sans lien, on ne sait jamais très bien où il va nous conduire, ce que l'on sait, c'est que l'atmosphère ne sera pas très joyeuse. Violences conjugales, sexuelles, verbales, sociales, tout y passe, dans un style qui nécessite un temps d'adaptation, Selby usant de la compacité de son texte comme d'un moyen supplémentaire d'oppresser son lecteur. Les retours à la ligne sont extrêmement rares, Selby écrit tout d'un bloc, dialogues y compris. Mais plus que dérouter le lecteur, il parvient à capter son attention, la mienne en tout cas.

Sa manière de jongler avec ses personnages qui se croisent parfois au fil du récit laisse d'abord supposer qu'ils ont un destin commun. En un sens, les nombreux personnages partagent au moins une chose, le désespoir de vivre dans un monde qui ne leur offre d'autre alternative que de subir, toujours subir cette existence sans queue ni tête. Il y a Vinnie, le petit caïd d'une bande de jeunes paumés réduits à arnaquer les bidasses en permission pourtant presque aussi paumés qu'eux. Il y a également Georgette, le travelo en mal de tendresse shooté en permanence à la Benzedrine. Autre personnage marquant de ce roman, Tralala, la jeune pute alcoolique et négligée dont le sort sera peut-être le plus abominable de toutes les histoires. Et puis le personnage quasiment central, Harry, mari et père de famille aux abonnés absents, ouvrier délétère et nonchalant qui goûtera son moment de gloire en se retrouvant parachuté aux commandes d'une grève sans précédent.

Ce premier roman de Hubert Selby Jr. ne se lit pas vraiment par plaisir, mais plutôt par besoin, celui d'ouvrir les yeux et de s'immerger dans une réalité qui a toujours cours et que tout un chacun cherche à fuir ou ignorer. Comme le maître qui éduque son chiot, Selby nous plonge le nez dans la merde aussi souvent que nécessaire ;  à la différence d'écrivains comme Bukowski ou Fante qui connurent et s'inspirèrent la même misère sociale pour écrire, le new-yorkais ne laisse pas vraiment de place à la légèreté ou à l'humour (encore qu'une certaine dose de dérision est palpable dans sa description de l'organisation syndicale oligarchique de l'usine, et du monde du travail de manière plus générale), son récit est sans concession, il met à nu la noirceur du genre humain (comme les pulsions pédophiles d'Harry dans un bref passage du bouquin), et ne lâche pas prise jusqu'au dernier mot.

"Tralala avait 15 ans la première fois qu'elle avait couché avec un type. Ça n'avait pas été par passion. Seulement pour passer le temps. Elle était toujours pendue chez les Grec avec les autres gosses du quartier. Rien à foutre. Seulement rester assis à discuter. Écouter le juke-box. Boire du café. Essayer de piquer des cigarettes. Tout était aussi emmerdant. Elle avait dit oui. Dans le parc. 3 ou 4 couples à chercher un arbre et un coin d'herbe chacun. En fait elle n'avait pas dit oui. Elle n'avait rien dit du tout. Tony ou Vinnie ou un autre avait simplement continué. Ils s'étaient tous retrouvés à la sortie avec de petits sourires entendus. Les gars se sentaient vachement fiers. Les filles marchaient devant et en discutaient. Elles poussaient des gloussements à chaque allusion. Tralala avait haussé les épaules. Se faire baiser était se faire baiser. Pourquoi en faire des salades ? Elle était souvent retournée au parc. Elle avait toujours le choix. Les autres filles étaient aussi d'accord qu'elle mais elles s'amusaient, elles aimaient faire marcher. Et riaient bêtement. Tralala ne perdait pas son temps à ça. Personne n'aime se faire foutre de sa gueule. Ou bien on y va, ou bien on n'y va pas. Un point c'est tout. Et en plus, elle avait de gros nichons. Elle était bâtie comme une femme. Pas comme une gamine. Les gars la préféraient. (...)"

"(...) Toute seule dans ses trois pièces remplies de meubles, souvenirs des jours passés, elle restait assise près de la fenêtre et regardait les branches de l'arbre nu qui frissonnaient dans le vent ; les oiseaux qui cherchaient de la nourriture dans le sol nu et glacé ; les passants qui marchaient le dos tourné au vent et le monde entier qui lui tournait le dos à elle. En hiver, la haine de chacun apparaissait à nu si vous regardiez bien. Elle voyait la haine dans les glaçons qui pendaient de sa fenêtre ; elle la voyait dans la boue sale des rues ; elle l'entendait dans la grêle qui égratignait les fenêtres et vous mordait le visage ; elle la voyait dans les visages baissés des gens qui se pressaient de rentrer dans leur maison chaude... oui, leurs têtes étaient baissées pour ne pas la voir, elle Ada et Ada se frappait la poitrine et s'arrachait les cheveux et suppliait le dieu Jéhovah d'avoir pitié et d'être miséricordieux (...)"
Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...

Articles les plus consultés cette semaine