30 août 2012

Paul Valery, sur l'amour


« Il n'existe pas d'être capable d'aimer un autre être tel qu'il est. On demande des modifications, car on n'aime jamais qu'un fantôme. Ce qui est réel ne peut être désiré, car il est réel. Je t'adore... mais ce nez, mais cet habit que vous avez...
Peut-être le comble de l'amour partagé consiste dans la fureur de se transformer l'un l'autre, de s'embellir l'un l'autre dans un acte qui devient comparable à un acte artiste, - et comme celui-ci, qui excite je ne sais quelle source de l'infini personnel. »

Paul Valéry, Tel quel (1941) ; éditions Gallimard.


Le texte lu par Fabrice Luchini, dans son spectacle « Le point sur Robert », disponible en dvd.



28 août 2012

Henry Miller, sur le monde moderne


« (...) Notre monde est un monde d'objets. Il est fait de conforts, de luxes ou sinon du désir de les posséder. Ce que nous redoutons le plus, en face de la débâcle qui nous menace, c'est de devoir renoncer à nos gris-gris, à nos appareils et à tous les petits conforts qui nous ont rendu la vie si inconfortable. Il n'y a rien de brave, de chevaleresque, d'héroïque ni de magnanime dans notre attitude. Nous ne sommes pas des êtres amis de la paix ; nous sommes timides, pleins de suffisance, nous avons perpétuellement la tremblote et le cœur sur les lèvres. (...) »

Henry Miller, Le cauchemar climatisé (1945) ; traduction de Jean Rosenthal pour les éditions Gallimard (1954)

Philippe Muray, sur la télévision et le spectacle


« (...) Les ennemis du culte spectaculaire, hélas, sont en général presque aussi dérisoires que le Spectacle lui-même. De temps en temps, on organise sur eux de grandes enquêtes. On montre des émissions, par exemple, sur une peuplade bizarre, ultra-minoritaire et surtout exaspérante : les gens qui n'ont pas de poste de télévision chez eux. On les baptise « téléphobes » parce qu'il est essentiel de ne pas laisser croire qu'il pourrait s'agir de simples indifférents, d'agnostiques paisibles, détachés ; leur non-pratique de la télé ne peut être qu'une névrose, une maladie pernicieuse, le résultat d'une étrange « phobie ». On leur demande comment ils font, comment ils peuvent vivre sans images à domicile. Ils répondent que ça va, merci, qu'ils tiennent le coup, qu'ils voient des amis, qu'ils sortent, etc. Mais ils disent cela, en général, avec une fatuité qui prouve à quel point eux-mêmes sont convaincus de l'anomalie de leur position, et persuadés qu'ils ne pourront pas continuer à s'y tenir éternellement.
Ainsi notre monde s'interroge-t-il sur ses propres abstentionnistes à la façon dont la raison instituée, satisfaite et en même temps inquiète d'elle-même, pour se rassurer sur sa légitimité, se penche sur le mystère de la folie.
On pourrait si facilement vivre sans le Spectacle que ce serait épouvantable si un pareil secret de polichinelle venait à être connu de tous. Il convient donc de l'éventer, avant qu'il ne fasse des ravages, et pour le réduire à néant.
La plus belle ruse de cet univers, c'est de nous faire croire qu'il existe. »

Philippe Muray, L'empire du Bien (1991) ; éditions Les Belles Lettres.


27 août 2012

Karl Kraus, sur l'amour


« Ce qui importe en amour, c'est de ne pas paraître plus bête qu'on ne le devient. »

Karl Kraus, Aphorismes - Dires et contre-dires (1909) ; Bibliothèque Rivages (2011) pour cette nouvelle traduction française de Pierre Deshusses. 

24 août 2012

Richard MILLET : Le goût des femmes laides

Depuis quelques années, il n'est pas une sortie télévisée ou radiophonique de Richard Millet qui ne soit suivie d'un concert d'indignation des gens bien comme il faut. « Comment a-t-il pu dire cela ? », s'interroge-t-on dans les journaux bien comme il faut. Comment ? A une époque où l'habit fait le rebelle, on n'a plus tellement l'habitude d'entendre des opinions divergentes. Dans un monde uniformisé d'un océan à l'autre, l'idée qu'on puisse conserver un vif attachement à son terroir et à ce que l'on est ou plutôt ce que l'on fut est devenue parfaitement intolérable, et dans cette lutte à un contre des millions, Richard Millet – qui au fond ne dit rien d'autre que son attachement à ce que son pays a pu être – ne sera sans doute bientôt plus qu'un souvenir dans le « paysage audiovisuel », sans que personne ne se demande comment on a pu faire cela.

Richard Millet n'a pourtant pas toujours été cet ignoble rétrograde, du moins il n'a pas toujours aussi clairement affiché cet esprit retors aux préceptes de son temps. Il fut même, de l'avis de gens bien comme il faut, un écrivain contemporain de talent, ce qui est suffisamment rare pour friser l'oxymore. Mais ça, c'était avant, et on le déplore. A croire que les gens bien comme il faut, eux aussi, peuvent sombrer dans la nostalgie.

Richard Millet aurait donc changé ? Pas tant que ça en réalité. Dans Le goût des femmes laides, en tout cas, les entorses à la béatitude obligatoire ne sont pas si rares. Un exemple ?

« Je ne prévoyais bien sûr pas les déviations des manières de penser contemporaines pour qui, aujourd'hui, tout est beau, au moins moralement : une dignité de façade, égalitaire et hypocrite, qui fait non pas trouver réellement beaux les disgraciés, les obèses, les handicapés, les mongoliens, sur les amours desquels je n'aurais jamais pensé qu'on se pencherait un jour avec une curiosité d'ethnologues attendris, mais leur octroie une beauté plastique, il faut bien le dire, et j'en savais quelque chose, pour avoir surpris, à Siom, des accouplements de la sorte, ou contre nature, et les renvoie, ces éclopés, ces avortons, ces demeurés, à la solitude d'une compassion obligée, ou de prétendu respect. Le visage est aujourd'hui la place forte d'une identité partout ailleurs battue en brèche, et attenter au visage un délit qui rendra bientôt la littérature impossible, soutient ma sœur, grande lectrice de Voltaire et qui voit se réduire peu à peu cette forme civilisée de l'insulte qu'est l'ironie. » (pp.86-87)

Comment les gens bien comme il faut peuvent-ils ne pas se sentir montrés du doigt par ces quelques lignes ?

Au-delà de la subtilité de son analyse des mœurs modernes, cet extrait est également représentatif du style de Richard Millet, au travers duquel transparaît tant son érudition que – revers de la médaille – la relative incapacité qu'il a à exprimer ses idées de manière concise et simple. Sans pour autant être indigeste, sa syntaxe est assez lourde ; l'usage de la parenthèse et des propositions multiples est quasi la règle : la phrase courte n'est clairement pas son truc.

Mais contrairement à bien des écrivains d'aujourd'hui, à la forme relativement lourde de l'écriture de Millet s'ajoute un fond solide. Et de ce point de vue, l'écrivain ne fait pas dans la dentelle. Il vise souvent juste dans ce qu'il dénonce et l'exprime avec beaucoup de précision. Ainsi, par exemple, définit-il l'écrivain moderne :

« (…) un personnage sans importance, récupéré par l'ordre social, et mis en pièce par ces ultimes prédatrices que sont les femmes, lectrices, mères, amantes, veuves ou filles. » (pp.115-116)

Et bien évidemment, lorsque Millet traite le sujet central de ce roman publié en 2005, à savoir la construction d'un homme obsédé par sa laideur, et son rapport aux autres, et particulièrement aux femmes, l'écrivain ne manque pas plus de ressource. Si le propos de son narrateur est parfois usant par le ton un peu geignard qu'il emploie à force d'évoquer sa laideur, ses analyses, elles, font mouche, heurtant ici encore plus ou moins vivement quelques grandes certitudes de notre époque.

« (...) Dès lors la conversation était close, l'honneur sauf, la domination féminine rétablie, puisque ce sont les femmes qui, plus ou moins secrètement mais avec une volonté de mettre fin à ce secret et à cette discrétion par un principe légal d'égalité, règnent sur le monde – qui sont le monde, pourrait-on dire, en ce début de millénaire où il leur est possible de se reproduire sans l'intervention directe du mâle, tout souci de filiation, de nom, de famille étant désormais obsolète, l'eugénisme devenant une affaire de femmes, et les hommes ne vivant plus que dans leur propre reflet, dans le regard des autres, des femmes notamment, les sexes étant plus isolés que jamais, par-delà la laideur et la beauté, mais les laids et les beaux plus encore, parce que rares, objets de répulsion ou de convoitise extrêmes. » (pp.147-148)

Un autre exemple de cette écriture assez grasse, mais qui ne sacrifie jamais le fond à la forme. Mais Richard Millet sait aussi faire court et direct :

« (…) toute vie est une plus ou moins lente façon de se résigner à ce qu'on est. (...) »

Une leçon sur laquelle les gens bien comme il faut pourraient peut-être se pencher, entre deux indignations ?

22 août 2012

Henri CALET : Le croquant indiscret

En littérature, il est des écrivains bien nés, et des écrivains pas nés du tout. Certains ont la plume aristocratique, d'autres dégoisent comme le peuple. Et puis il y a Henri Calet, un écrivain pas né du tout, à la plume aristocratique, ou tout au moins, distinguée. Calet n'en fait jamais trop, sa prose se contente d'être élégante, légère, et incomparablement distanciée sur les choses comme sur lui-même ; Calet excelle incontestablement dans l'art d'observer et restituer avec justesse, sans les excès des uns ou les affectations des autres, et sans les partis pris des uns comme des autres.

Alors quand Calet s'essaie à une vie de chroniqueur mondain, le ton ne vire pas plus au panégyrique qu'à la diatribe. L'écrivain a trop conscience de l'insignifiance des choses pour prendre parti, et trancher entre le blanc et le noir. Parfois, il se laisse aller à une critique des mœurs bourgeoises de ses hôtes, pour s'amuser quelques lignes plus loin de l'attrait que tout ce joli monde peut avoir sur lui, malgré lui.

« (…) Ces beaux quartiers m'ont toujours donné des pensées saugrenues et contradictoires. Ils sont, en définitive, l’œuvre des riches, des gens de goût, des aristocrates. Ce n'est pas le mot œuvre qui convient ici. Disons que les riches sont le cerveau ; nous nous chargeons de fournir les bras. C'est à eux que revient l'initiative de ces places, de ces perspectives, de ces avenues, de ces palais. Seuls, nous n'y aurions sans doute jamais songé ; il est des plus probable que nous croupirions encore dans nos huttes d'antan.
Les puissants, on les envie, on les hait, on essaie de les déposséder, de prendre leur place... Ce n'est pas chose commode. Il est arrivé exceptionnellement qu'on les a décapités, mais les têtes ont repoussé. Les H.P. demeurent, et nous restons dans nos régions. Confessons-le : nous sommes assez fiers de cette richesse qui n'est pas à nous.
Il me souvient de certaines balades que j'ai faites par là, jadis, en compagnie de mon père. Nous en venions toujours au même petit passe-temps qui consistait à estimer le nombre de ces propriétaires d'H.P. et nous nous amusions à évaluer ce que pouvait être leur fortune commune.
Que l'on ne me prête pas des opinions extrémistes que j'ai dû perdre en chemin. Grâce à nos riches, nous avons une ville propre et monumentale où il nous est tout de même permis de faire de jolies excursions.
D'ailleurs, nous avons aussi notre raison d'être. En jouant convenablement notre rôle d'ilotes involontaires, ne redonnons-nous pas aux « heureux » le goût de l'existence ? Sans nous, ils risqueraient d'être encore bien plus à plaindre. Ce que je cherche ainsi à mettre en évidence, c'est l'utilité adventice des pauvres en tant que repoussoirs. Dans un ordre de conjectures à peu près analogue, on pourrait parler de la nécessité des fous, sans qui il ne nous serait jamais possible de savoir si nous sommes ou non des êtres normaux. (...) » (pp.45-46)

« Il m'advenait une chose singulière. Ma personne, mon âme si l'on préfère, était le lieu d'un avatar. J'étais presque devenu un homme différent de moi-même. Loin des espaces de la Muette, ou de l'Etoile ou de la place Vendôme, j'étais mal en train. Je vivais tout entier dans le grand monde, je partageais ses préoccupations. En dehors de cela, plus rien ne comptais pour moi. C'est un dépaysement à rebours que je ressentais : j'étais chez moi chez les autres. J'éprouvais une sensation de chagrin confus quand, en autobus, je passais de leur secteur au mien. Il fallait à mon sang l'air de Passy. Je tendais à me policer ; je crois même que je me pommadais un peu. Il me venait des talons rouges partout. Le moindre contact avec la triste médiocrité des indigènes de nos quartiers me troublait profondément. Ainsi, je me rappelle qu'un jour, dans le « 48 » (direction : Porte de Vanves), au sortir de je ne sais quel boudoir, une grosse femme m'a dit :
— Pardon, mon pauvre monsieur, si je marche sur vos panards.
Tel était quasiment mon parler, à moi aussi, quelque temps auparavant. La meilleure méthode pour lutter efficacement contre les mauvaises influences du sol natal, était de m'élever sans cesse, moralement, intellectuellement, vestimentairement. (...) » (pp.80-81)

En une centaine de pages, Henri Calet s'échoue d'hôtel particulier en hôtel particulier. Les hôtes qui lui font la faveur de le recevoir sont des gens pressés, désabusés et insatisfaits de leur condition. Ce sont aussi des gens modestes, qui ne donnent que de petites réceptions de quelques dizaines d'invités, parce que leurs demeures sont trop exigües, et que les temps changent. On se plaint beaucoup, on médit sur les autres, on calomnie parfois, bref, on joue la comédie de la vie et les rôles ne sont pas bien différents des croquants du quatorzième ou d'ailleurs, seuls les atours et les codes changent, mais ils suffisent à séparer, à distinguer.

« (...) Il était évident que j'avais peu de chances de faire figure dans cette société. Avant tout, il me manque une décoration, Légion d'honneur ou autre faveur. Si encore j'étais sodomite, un tant soit peu... Non, de quelque côté que l'on me considère, je n'ai rien pour moi. (...) »

« (…) La duchesse, grande, maigre, myope, très apprêtée, fardée, m'a accueilli le chapeau sur la tête, comme si elle était sur le point de sortir. Sans perdre de temps, elle m'a présenté une longue suite de récriminations, mais sur un ton plutôt gentil.
Depuis la guerre, on remarque un retour à la simplicité. Il y a moins de plats à table. Les fournisseurs vous tendent la main les premiers. Moi, je leur fais un petit geste de la main, « Bonjour », je ne peux pas leur tendre la main. C'est la démocratisation. J'ai vu des femmes très bien serrer la main à ma femme de chambre. Dans vingt-cinq ans d'ici, les domestiques ne parleront plus à la troisième personne, ils vous diront : vous.
En peu de mots, elle avait dessiné les grandes lignes d'un univers de catastrophe. Et qui eût pu lui garantir que dans vingt-cinq ans d'ici, les domestiques ne vous diraient pas : tu ? Qui sait même si cette engeance existerait encore ? Il valait mieux n'y point trop penser. (…) » (pp.108-109)

« (…) Une pimpante secrétaire est venue me questionner. Peut-être pensait-elle que je me mettais sur les rangs en vue d'occuper quelque poste vacant. Sa curiosité était assez agaçante. Qu'avais-je fait dans la vie jusque là ? Une vie, c'est bien long à recommencer, de vive voix. Quelles étaient mes occupations du moment ? Cela aussi, c'était difficile à définir : je me livre à différentes petites besognes, pas très précises ; je fatrasse... Mais qu'avait-elle à m'interroger de la sorte ? Allait-elle exiger des certificats ? Et d'ailleurs, qu'est-ce que je faisais dans cette fabrique ? (...) » (pp.81-82)

« (…) tout le monde paraissait pressé ; l'un avait un dîner, l'autre une générale. Ultérieurement, j'ai reconnu souvent sur les figures de ces gens une même expression d'affolement de bête traquée : ils n'ont jamais le temps : un dîner, une générale, un dîner... (...) » (p.48)

Chez Calet, il n'y a de toute évidence pas les bons d'un côté et les mauvais de l'autre, il n'y a ni bons ni mauvais ; il y a des observations, des anecdotes, des vétilles qui meublent la vie, cette vie que la plupart des gens prennent tant au sérieux. Et ces petits riens, Calet les agglomère dans une atmosphère dont lui seul a la clé, un Paris des années 50 sur lequel il a refermé la porte en sortant du décor, aussi discrètement qu'il y était entré.

« (...) Elle m'a paru belle, mais je ne suis pas grand connaisseur... Le plus souvent, j'oublie de dévisager mes interlocutrices, je ne les vois pas ; je suis certainement ailleurs, mais où ? En y repensant, il me paraît que Mme M... n'avait plus que la beauté de la seconde jeunesse et qu'elle tâchait de la retenir, pour autant que ce soit faisable. (...) » (pp.46-47)

« (…) Ç'a été une bonne minute. Elle s'est inquiétée de ma santé. Le sujet m'est agréable ; je m'étends volontiers dessus. (...) » (p.99)

12 août 2012

Jules Renard, sur lui-même


« Je n'ai réussi nulle part. J'ai tourné le dos au Gil Blas, à l'Echo de Paris, au Journal, au Figaro, à la Revue hebdomadaire, à la Revue de Paris, etc. Pas un de mes livres n'arrive à un second tirage. Je gagne en moyenne vingt-cinq francs par mois. Si mon ménage reste pacifique, c'est grâce à une femme douce comme les anges. J'ai vite assez de mes amis. Quand je les aime trop, je leur en veux, et, quand ils ne m'aiment plus, je les méprise. Je ne suis bon à rien, ni à me conduire en propriétaire, ni à faire la charité. Parlons de mon talent. Il me suffit de lire une page de Saint-Simon ou de Flaubert pour rougir. Mon imagination, c'est une bouteille, un cul de flacon déjà vide. Avec un peu d'habitude, un reporter égalerait ce que, plein de suffisance, j'appelle mon style. Je flatte mes confrères par lettres et je les déteste à vue. Mon égoïsme exige tout. Une ambition de taille à regarder par dessus l'Arc de Triomphe, et ce faux dédain des médailles ! (...) et malgré cela, il y a, ma parole, des quarts d'heure où je suis content de moi. (...) »

Jules Renard, extrait des morceaux choisis de son Journal 1887-1910, daté du 29 novembre 1894 ; éditions Babel.

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