27 novembre 2011

Fernando Pessoa, sur la vie


« La vie est un mal qu'il faut savoir savourer. »

Fernando Pessoa (1888-1935), Un singulier regard ; textes autobiographiques traduits du portugais par Françoise Laye ; Éditions Christian Bourgois (2005)

24 novembre 2011

Louis-Ferdinand Céline, sur le cinéma


« (...) Comment éberluer, tenir dans les chaînes toutes ces viandes mornes ?... en plus des discours et de l'alcool ? Par la radio, le cinéma ! On leur fabrique des dieux nouveaux ! Et du même coup, s'il le faut, plus idoles nouvelles par mois ! de plus en plus niaises et plus creuses ! Mr. Fairbanks, Mr. Powell, donnerez-vous l'immense joie aux multitudes qui vous adulent, de daigner un petit instant paraître en personne ? dans toute votre gloire bouleversante ? épanouissime ? quelques secondes éternelles ? sur un trône tout en or massif ? que cinquante nations du monde puissent enfin contempler dans la chair de Dieu !... Ce n'est plus aux artistes inouïs, aux génies sublimissimes que s'adressent nos timides prières... nos ferveurs brûlantes... c'est aux dieux, aux dieux des veaux... les plus puissants, les plus réels de tous les dieux... Comment se fabriquent, je vous le demande, les idoles dont se peuplent tous les rêves des générations d'aujourd'hui ? Comment le plus infime crétin, le canard le plus rebutant, la plus désespérante donzelle, peuvent-ils se muer en dieux ?... déesses ?... recueillir plus d'âmes en un jour que Jésus-Christ en deux mille ans ?... Publicité ! Que demande toute la foule moderne ? Elle demande à se mettre à genoux devant l'or et devant la merde !... Elle a le goût du faux, du bidon, de la farcie connerie, comme aucune foule n'eut jamais dans toutes les pires antiquités... Du coup, on la gave, elle en crève... Et plus nulle, plus insignifiante est l'idole choisie au départ, plus elle a de chances de triompher dans le coeur des foules... mieux la publicité s'accroche à sa nullité, pénètre, entraîne toute l'idolâtrie... Ce sont les surfaces les plus lisses qui prennent le mieux la peinture. (...) »

Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre (1937)

22 novembre 2011

Premières lignes : Mon ange de GUILLERMO ROSALES


« On pouvait lire boarding home sur la façade de la maison, mais je savais que ce serait mon tombeau. C'était un de ces refuges marginaux où aboutissent les gens que la vie a condamnés. Des fous pour la plupart. Mais aussi des vieillards que leurs familles abandonnent pour qu'ils meurent de solitude et n'empoisonnent plus la vie des triomphateurs.
   — Ici tu seras bien, dit ma tante, assise au volant de sa Chevrolet dernier cri. Il n'y a plus rien à faire, tu l'admettras.
Je comprends. Je ne suis pas loin de la remercier de m'avoir trouvé ce taudis pour rester en vie sans avoir à dormir sur les bancs publics, dans les parcs, couvert de crasse, en traînant mes baluchons de vêtements.
   — Il n'y a plus rien à faire.
Je la comprends. J'ai été enfermé dans trois asiles de fous au moins depuis que je suis ici, dans cette ville de Miami où je suis arrivé il y a six mois pour fuir la culture, la musique, la littérature, la télévision, les évènements sportifs, l'histoire et la philosophie de l'île de Cuba. Je ne suis pas un exilé politique. Je suis un exilé total. Je me dis parfois que si j'étais né au Brésil, en Espagne, au Venezuela ou en Scandinavie, j'aurais fui tout autant leurs rues, leurs ports et leurs prairies. (...) »

Guillermo Rosales, Mon ange (1987) ; traduit de l'espagnol par Liliane Hasson ; éditions Actes Sud / Babel (2002).

21 novembre 2011

Paul Léautaud, sur la satisfaction


« (...) On doit toujours être mécontent, pas seulement de quelque chose : de tout. Les gens satisfaits sont des gens éteints. (...) »

Paul Léautaud, Journal particulier 1933 ; citation extraite d'un billet du 17 juin ; Mercure de France.

20 novembre 2011

Joris-Karl HUYSMANS : Paris

En 1899, Joris-Karl Huysmans quittait Paris pour se retirer à Ligugé, près de Poitiers, où il se destinait à une fin de vie mystique. Deux ans plus tard, il est contraint de revenir dans sa ville natale, transformée radicalement par l'Exposition Universelle 1900 et la modernité qui s'installe avec le nouveau siècle, et le spectacle auquel il assiste le désole.

Il en tire ce court texte, qui restera à l'état de manuscrit jusqu'en 1966 lorsque le Bulletin de la Société J.-K. Huysmans le publie, après quelques hésitations. Tergiversations non pas liées à la qualité du texte, mais plutôt à sa relative virulence, car il n'est pas grand-chose, dans le monde moderne, qui trouve grâce aux yeux de Huysmans. Le commerce, le savoir-vivre, les moyens de transport, le confort, l'état d'esprit de ses contemporains, tout est digne de dégoût aux yeux de l'écrivain.

A la lecture de ces quelques pages - dans lesquelles l'éditeur a choisi de faire figurer les corrections du manuscrit original (corrections volontairement retirées des citations qui suivent pour plus de fluidité) -, Huysmans peut parfois sembler excessif ou partisan, mais il ressort de cette lecture délectable bien des observations dignes de réflexion quant à nos modes de vie modernes. 

 « (...) Il est vrai que tout le monde maintenant porte des ponts de caoutchouc jetés d'une molaire à l'autre et que la chasse aux pellicules et l'apprêt des teintures et des toupets ont pris des proportions inconnues des gens d'autrefois qui consentaient sans doute plus aisément à vieillir.
Ajoutons que les réclames des panacées, dans la presse, réussissent et que le débit de ces vaines drogues nécessite cette abondance de pharmacies qui ne vendent plus, du reste, que des granules toutes faites et des sirops dont ils ne sont que les placiers. Ils sont devenus des entremetteurs de balivernes sanitaires pour la plupart.
Le malheur est que toutes ces solutions et que toutes ces boulettes achèvent de ruiner l'estomac et que l'on entrevoit les plaques de vulcanite et les crochets d'or chez les personnes qui rient trop ou qui bâillent ; le malheur est aussi que les teintures se décomposent ; des blonds repeints arborent des moustaches quasi roses et des bruns des barbes violettes ou d'un noir de cirage si cru, que l'artifice saute aux yeux et adjoint à la laideur naturelle, un ridicule. (...) »

« (...) Les boutiques dont le commerce est resté le même, se sont vaguement rajeunies avec un fard plus ou moins habile de peinture et d'or et elles se sont presque toutes allégées des vieilles femmes qui s'y tenaient. D'aucunes sont mortes ou retirées des affaires et les autres, qui n'étaient sans doute que des employées, ont été, pour cause de perte d'appas, renvoyées et des dames moins mûres, plus durement sanglées dans des robes plus fières ont été substituées, pour l'allèchement du public, aux vieilles inélégantes d'antan ; mais l'étiage de la marchandise a baissé ; la beauté des vendeuses s'exerce généralement au dam de l'acheteur. La vieillesse sans prétention avait du bon ; mais personne désormais n'en veut ; l'antique, le loyal commerce qui ne jetait pas de la poudre aux yeux est mort ; l'on peut presque dire que le charme de la tenancière est en raison inverse de la qualité des objets qu'elle vend. (...) »

« (...) Toujours est-il que cet incompréhensible besoin de fausse opulence s'est étendu à tous les métiers et qu'il a pénétré dans toutes les classes ; en dehors même des boutiques ; il s'atteste dans les immeubles destinés à loger des petits ménages ; il n'y a qu'à visiter, même dans les quartiers excentriques, ces surprenantes maisons neuves aux cages de fer, illustrées d'horribles vitrailles, en avance sur la façade, pour se rendre compte qu'un nouveau système d'appartements incommodes est inventé.
Partout, une antichambre très vaste, un salon et une salle à manger de confortable apparence, donnant sur la rue et paraissant à peu près clairs, et, derrière, des pièces minuscules, sans jour, ouvrant sur des puisards ; aucun lieu de débarras et nul placard. C'est là, dans ces pièces latrinières que l'on enfante et que l'on meurt ; tout pour le visiteur, rien pour l'intimité ; ce que l'ont voit, en entrant, a l'air de quelque chose et ce qui n'est pas destiné au public est ignoble. (...) »

Moins inspirés sont les deux textes qui complètent cet ouvrage, et que Huysmans consacre à la Hollande, pays dont il puise ses racines familiales. Le premier, se reportant à un voyage fait en 1877 alors que l'auteur n'a que 29 ans, est le récit d'un amoureux transi et dépaysé que tout émerveille. Huysmans y parle beaucoup d'art, mais on cherche son objectivité sans jamais la trouver. En ce sens, ce texte publié à l'époque dans une revue, n'a que peu d'intérêt.

Le second, écrit dix ans plus tard, laisse apparaître un regard plus critique. Passé le dépaysement et la surprise, Huysmans y va de quelques réflexions moins flatteuses sur la Hollande, sur sa gastronomie par exemple, ou encore sur les Hollandaises qu'il juge avec une certaine désobligeance.

18 novembre 2011

Premières lignes : Mort à crédit de LOUIS-FERDINAND CÉLINE


« Nous voici encore seuls. Tout cela est si lent, si lourd, si triste... Bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini. Il est venu tant de monde dans ma chambre. Ils ont dit des choses. Ils ne m'ont pas dit grand-chose. Ils sont partis. Ils sont devenus vieux, misérables et lents chacun dans un coin du monde.
Hier à huit heures Madame Bérenge, la concierge, est morte. Une grande tempête s'élève de la nuit. Tout en haut, où nous sommes, la maison tremble. C'était une douce et gentille fidèle amie. Demain on l'enterre rue des Saules. Elle était vraiment vieille, tout au bout de la vieillesse. Je lui ai dit dès le premier jour quand elle a toussé : « Ne vous allongez pas surtout !... Restez assise dans votre lit ! » Je me méfiais. Et puis voilà... Et puis tant pis. (...) »

Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit (1936).

17 novembre 2011

Huysmans, sur l'empressement de l'homme moderne

« (...) Ces rues, tirées au cordeau, où l'on ne flâne plus, où tout le monde court, en se garant d'une locomotion qui vous écrase à coups de trompes, au milieu de voyous à cheval sur des machines qui crépitent et qui puent, sont à fuir quand on le peut ; et il n'est malheureusement plus un quartier où les automobiles, les motocyclettes, les vélocipèdes, toutes les montures d'une racaille pressée, ne sévissent. (...) »

Joris-Karl Huysmans, extrait de Paris (1901 ou 1902 pour le manuscrit ; 1966 pour sa première publication) ; cette citation ne tient volontairement pas compte des corrections du manuscrit mentionnées dans l'ouvrage.

15 novembre 2011

Philippe MURAY : L'Empire du Bien

Deux biographies et une étude philosophique de son œuvre publiées au cours des deux derniers mois, un théâtre qui ne désemplissait pas l'an dernier après plusieurs mois de lectures données par l'un des plus grands comédiens français vivant, des rééditions régulières de ses ouvrages, et un nom qui revient de plus en plus fréquemment dans les conversations, le tout sans compromis putassier avec la télévision, et cinq ans après sa mort : je ne sais pas à quoi on mesure la reconnaissance, et il est impossible d'affirmer que cette estime tardive sera pérenne, mais le moins qu'on puisse dire, c'est que Philippe Muray n'a jamais autant fait parler de lui que depuis qu'il n'est plus.

Sur sa couverture, L'Empire du Bien est présenté comme un essai. On pourrait aussi facilement le qualifier de pamphlet tant le verbe est impitoyable, mais de manière plus générique, on peut le présenter comme une œuvre littéraire signée par un homme brillant. C'est l’œuvre d'un écrivain à la clairvoyance digne des plus illustres derniers grands écrivains qu'il cite souvent, de ceux qui savaient dépeindre une société sans se laisser berner par les apparences. Ses personnages à lui sont parfaitement anonymes et indistincts, ce sont les cellules folles d'un grabataire à l'article de la mort, et ce condamné n'est autre que la civilisation occidentale dans son ensemble.

Il y a vingt ans, lorsqu'il rédigea ce livre, le monde moderne n'avait déjà plus aucun secret pour Philippe Muray. L'écrivain nous le présentait dans toute son atrocité de consensus viral, d'indigence intellectuelle encouragée, de spectacle et festivités permanents, d'hygiénisme forcené et de positivisme obligatoire. Et tout cela au nom du Bien, de tous, du nôtre, bref, du Bien universel. 

« (...) Le Bien est la réponse anticipée à toutes les questions qu'on ne se pose plus. Des bénédictions pleuvent de partout. Les dieux sont tombés sur la Terre. Toutes les causes sont entendues, il n'existe plus d'alternatives présentables à la démocratie, au couple, aux droits de l'homme, à la famille, à la tendresse, à la communication, aux prélèvements obligatoires, à la patrie, à la solidarité, à la paix. Les dernières visions du monde ont été décrochées des murs. Le doute est devenu une maladie. Les incrédules préfèrent se taire. L'ironie se fait tout petite. La négativité se recroqueville. La mort elle-même n'en mène pas large, elle sait qu'elle n'en a plus pour longtemps sous l'impitoyable soleil de l'Espérance de Vie triomphante. (...) »

Philippe Muray joue sans cesse avec la langue, ironise grassement, outrage finement l'ordre imposé. Voilà pour la forme. Mais à la différence de tous les « mutins de Panurge » qu'il raillait sans cesse, il y a avant tout de la profondeur dans les écrits de Muray. L'écrivain ne se célèbre pas dans un anticonformisme de façade ; tout au contraire, il ne cesse d'analyser, de contextualiser et de dialectiser des phénomènes éminemment grotesques qui, à force de nous noyer, ont fini par apparaître tout à fait normaux et souhaitables au plus grand nombre.

« (...) Il n'y a pas d'expression plus répétée, de formule stéréotypée plus rabâchée, plus épouvantablement vomie cent mille fois par jour, que celle de « coup de cœur ». Chaque fois que je l'entends, je me désintègre. Approchez-vous de vos télés, allumez vos radios, lisez. Ils ont des coups de cœur pour tout. Pour des chansons. Pour des livres. Pour des expositions, des défilés de couturiers, des vernissages, des concerts, des publicités, des performances, des vedettes, des supermarchés. Le coup de cœur a ses raisons que la raison bancaire connaît. Les Archontes de la Communication et tous les employés de maison du Show passent leur temps à ramper de coup de cœur en coup de cœur, comme de pierre en pierre, à travers le fleuve absent des coups de sang qu'ils ne piqueront jamais, et pour cause, ou alors seulement le jour où on leur dira qu'il faut avoir des coups de cœur pour les coups de sang. (...) »

« (...) Tous les cerveaux sont des kolkhozes. L'Empire du Bien reprend sans trop les changer pas mal de traits de l'ancienne utopie, la bureaucratie, la délation, l'adoration de la jeunesse à en avoir la chair de poule, l'immatérialisation de toute pensée, l'effacement de l'esprit critique, le dressage obscène des masses, l'anéantissement de l'Histoire sous ses réactualisations forcées, l'appel kitsch au sentiment contre la raison, la haine du passé, l'uniformisation des modes de vie. Tout est allé vite, très vite. Les derniers noyaux de résistance s'éparpillent, la Milice des Images occupe de ses sourires le territoire. Du programme des grosses idéologies collectivistes, ne tombent au fond que les chapitres les plus ridicules (la dictature du prolétariat au premier plan) ; l'invariant demeure, il est grégaire, il ne risque pas de disparaître. Le bluff du grand retour de flamme de l'individualisme, dans un monde où toute singularité a été effacée, est donc une de ces tartes à la crème journalistico-sociologique consolatoire qui n'en finit pas de me divertir. Individu où ? Individu quand ? Dans quel recoin perdu de ce globe idiot ? Si tout le monde pouvait contempler comme moi, de là où j'écris en ce moment, les trois cents millions de bisons qui s'apprêtent, à travers la planète, à prendre leurs vacances d'été, on réfléchirait avant de parler. L'individu n'est pas près de revenir, s'il a jamais existé. (...) »

« (...) Dire ce qu'on pense est devenu périlleux. Même à titre farouchement
privé. Tout ce qui ne peut pas être exposé publiquement sur un plateau ne devrait même pas être pensé. Dans les télédébats, la formule-clé, pour arrêter en plein vol, pour stopper quiconque pourrait être sur le point de lâcher quelque chose de très vaguement non aligné, de très obscurément non consensuel, de très légèrement non identifié (et toute idée qui ne vient pas du collectif pour y retourner aussitôt appartient à cette catégorie), la formule-clé, donc, est la suivante :
« Ah ! oui, mais ça n'engage que vous, ce que vous dites là ! »
Vous. C'est-à-dire une seule personne. C'est-à-dire, en somme, personne. 
L'Empire du Bien, ça tombe sous le sens, est d'abord l'Empire du combien. (...) »

Notez pour finir que cet ouvrage est repris dans le gros volume Essais publié l'an dernier aux éditions Les Belles Lettres, réunissant également les deux tomes de Après l'Histoire, et les quatre tomes des Exorcismes spirituels.

14 novembre 2011

Cioran, sur l'écriture (2)


« On ne devrait écrire des livres que pour y dire des choses qu'on n'oserait confier à personne. »

Cioran, De l'inconvénient d'être né (1973)

Bohumil HRABAL : Une trop bruyante solitude

Une trop bruyante solitude est souvent désigné comme le chef-d’œuvre de l'écrivain tchèque Bohumil Hrabal. Court texte de 120 pages publié en 1976 alors que l'écrivain venait de recouvrer le droit de publier après plusieurs années d'interdiction par le pouvoir communiste, ce roman tourne précisément autour des thèmes de la censure et de l'aliénation.

C'est le récit à la première personne d'un ouvrier employé à détruire des livres interdits par le régime en place, un homme spirituel et rêveur cloitré dans un monde mécanique, et payé à détruire l'objet qu'il vénère. Car Hanta - le narrateur - en dépit de ses apparences un peu rustres et d'une hygiène sommaire, est un amoureux de l'Art. Ces années de labeur à détruire un savoir hors-la-loi, il les a pour bonne part employées à s'instruire et à sauver de son pilon tous les livres qu'il pouvait.

Si derrière la petite histoire au parfum poétique on lit une évidente dénonciation du totalitarisme communiste, si on devine facilement que le recours à l'allégorie fut pour l'auteur une condition impérative à la publication de ses livres dans une société verrouillée de toutes parts, il reste à mon sens, ou plutôt à mon goût, une forme trop abstraite ; l'auteur verse par ailleurs beaucoup dans la sacralisation de la chose artistique, et il y a dans le ton, me semble-t-il, une vénération du livre en tant qu'objet à laquelle je ne suis pas franchement sensible (d'autant moins à une époque où le livre est devenu support de toutes les inepties imaginables).

Restent cependant quelques passages, assez rares, qui retiennent mon attention : sans surprise, ceux versant dans une réalité non remodelée. Et en premier lieu ce passage en fin de livre, illustrant les changements sociétaux qui s'opéraient dans la jeunesse tchèque de l'époque, toute disposée à tourner le dos à son identité pour se soumettre joyeusement aux usages d'un monde moderne parfaitement uniforme : 

« (...) en l'espace d'une seconde, je sus exactement que cette gigantesque presse allait porter un coup mortel à toutes les autres, une ère nouvelle s'ouvrait dans ma spécialité, avec des êtres différents, une autre façon de travailler. Fini les menues joies, les ouvrages jetés là par erreur ! Fini le bon temps des vieux presseurs comme moi, tous instruits malgré eux ! C'était une autre façon de penser... Même si l'on donnait, en prime, à ces ouvriers un exemplaire de tous les chargements, c'était ma fin à moi, la fin de mes amis, de nos bibliothèques entières de livres sauvés dans les dépôts avec l'espoir fou d'y trouver la possibilité d'un changement qualitatif. Mais ce qui m'acheva, ce fut de voir ces jeunes, jambes écartées, main sur la hanche, boire goulûment à la bouteille du lait et du Coca-Cola ; elle était bien finie, l'époque où le vieil ouvrier, sale, épuisé, se bagarrait à pleines mains, à bras-le-corps avec la matière ! Une ère nouvelle venait de commencer, avec ses hommes nouveaux, ses méthodes nouvelles et, quelle horreur, ses litres de lait qu'on buvait au travail alors que chacun sait qu'une vache préférerait crever de soif plutôt que d'en avaler une gorgée. Ne pouvant plus supporter ce spectacle, je contournai la presse pour voir le résultat de sa force hydraulique, un énorme ballot aussi démesuré que le mausolée d'une riche famille au cimetière d'Olsany, aussi gros qu'un coffre ignifugé de la maison Wertheim ; il s'installa tout seul sur le plateau d'une grue roulante, une sorte de saurien qui, se retournant par saccades, le chargea directement sur un wagon. Je levai mes mains pour les examiner, des mains d'homme salies, aux doigts usés par le travail, noueuses comme des sarments de vigne, puis, les laissant retomber, je restai là, les bras ballants... (...) »

13 novembre 2011

Henri Calet, sur le luxe, l'argent et les femmes


« (...) Éden Roc, le nom est on ne peut mieux choisi. C'est un Éden, ou du moins c'est l'idée que nous nous en faisons. Avec des Èves en quantité. J'en reparlerai. Que l'on tâche d'imaginer un promontoire rocheux dont la pointe descend vers la mer. Sur cette pointe, un grand bar. Dans ce bar, des fauteuils, des consommateurs et un nombreux personnel. Vous vous asseyez là et vous regardez devant vous. Quoi ? Il y a une piscine pour ceux qui n'aiment pas la mer ; des matelas, de nouveau, d'une jolie teinte ocre, pour ceux qui n'aiment pas le sable ; des parasols multicolores pour ceux qui n'aiment pas le soleil. Ah ! c'est parfaitement organisé ! Ainsi pas de contact avec la mer et le sable qui sont plus ou moins propres, pas de contact non plus avec le soleil qui peut être parfois gênant et qui, en tout cas, risque d'être nuisible aux épidermes délicats. Et Dieu sait si les épidermes sont délicats à Éden Roc.
Pourquoi ai-je songé fugacement à un jardin zoologique, à un aquarium ?... Parce que, là aussi, je ne pouvais que regarder sans trop m'approcher, sans toucher surtout, et que l'on exposait également des êtres rares, d'un grand prix, évoluant dans leur milieu habituel.
Vue de haut, la mer semble plus transparente, plus pure qu'ailleurs, une eau d'une qualité spéciale, dirait-on. Voilà bien la toute-puissance de l'argent dont on parle beaucoup : une autre eau, un autre air. Les éléments même sont à vendre. Tristes temps que nous vivons.
Qui étaient ces gens que je côtoyais frauduleusement ? Des Américains en majorité, m'a-t-il paru. Et c'est maintenant que je voudrais parler un peu des femmes d'Éden Roc, si j'en suis capable.
Mais d'où sortent-elles donc ? On n'en voit nulle part de pareilles, si ce n'est, de loin, au cinéma. Après tout, ce sont peut-être des stars. Elles se tiennent d'une façon très particulière. Où cela s'apprend-il ? En quelle école enseigne-t-on ces manières de dédain ? Comment acquiert-on cet inimitable regard vide ? Sont-elles aussi comme l'eau de mer, plus pures que les autres femmes ? Comment les obtient-on ? Contre de l'argent ? Et combien cela coûte-t-il ? (...) »

Henri Calet, extrait de la chronique « A la rencontre d'Éden Roc » écrite en 1953 et rassemblée avec d'autres articles de la même époque dans le recueil Acteur et témoin ; Mercure de France (1959 - réédité en 2006).

11 novembre 2011

Jules Renard, sur la conversation


« (...) Aujourd'hui on ne sait plus parler, parce qu'on ne sait plus écouter. (...) La conversation est un jeu de sécateur, où chacun taille la voix du voisin aussitôt qu'elle pousse. (...) »

Jules Renard, extrait des morceaux choisis de son Journal 1887-1910, daté du 29 janvier 1893 ; Éditions Babel.

8 novembre 2011

Octave MIRBEAU : Dingo

Écrivain et journaliste influent de la fin du XIXe et début du XXe siècle, membre originel du jury Goncourt, Octave Mirbeau était un homme usé lorsqu'il rédigea Dingo, son dernier roman, quelques années avant sa mort. On dit d'ailleurs que, n'ayant plus la force d'écrire, il confia la rédaction de la fin du livre à son ami Léon Werth, selon ses indications (la présente réédition n'en fait pas mention).

L'homme était donc fatigué, mais le ton de ce livre à la fois léger, drôle et acerbe ne laisse pas apparaître la moindre trace d'usure. C'est au contraire un texte vif, plein de fantaisie : le récit à la première personne d'un homme - l'auteur lui-même pour une bonne part - qui tombe sous le charme singulier d'un chien bâtard, gauche et sournois qu'un ami lui fait parvenir d'Australie ; chien qui, incontrôlable, va rapidement semer la zizanie dans un village d'apparence paisible. La réaction de méfiance et de mépris des « braves gens » donne l'occasion à Mirbeau de faire tomber les masques, de dépeindre une nature humaine vicieuse et malintentionnée. L'auteur s'amuse des forfaits de l'animal, et amuse par la même occasion le lecteur, mais surtout, il fait montre de beaucoup de finesse d'esprit pour démonter les apparences, par définition toujours trompeuses.

« (...) Dès que je l'eus caressé -, bien timidement, et cela me fut désagréable, car j'ai une répulsion physique invincible pour tous les nouveaux-nés -, il se mit à trembler, puis à pousser des plaintes et des cris de protestation... Des cris de protestation, je dis bien. Cette précocité si rare m'émerveilla.
Respectueusement, je le déposai sur le sol, où ses cris redoublèrent. Et, vraiment, je ne pus m'empêcher de rire de ses mines revendicatrices, de son tapage irrité. Croyez bien qu'il n'y avait nulle moquerie, en dépit du ridicule équipage dans lequel m'arrivait ce petit pensionnaire, mais de la sympathie et de l'admiration pour lui.
Je l'avoue, l'idée seule que cet embryon protestât déjà et si spontanément, et sans aucune littérature, contre la stupidité, la malignité, la malpropreté des hommes ou contre leurs caresses, m'enflamma. Oui, j'avoue que ce pessimisme, en quelque sorte prévital, me réjouit dans mon pessimisme invétéré et fit que je m'intéressai davantage au sort de cet être larvaire qui, encore noyé dans les limbes et sans l'avoir jamais vu, allait entrer dans le monde avec une conception de l'humanité si parfaitement conforme à la mienne. (...) »

« (...) Il n'y a pas de mystère dans la vie, pas plus de mystère dans l’œil d'un chien que dans le marc de café cher à ma cuisinière et dans les reflets irisés où les perles se caressent. Il n'y a que l'ignorance de la vie, de la vie que, faute de la comprendre, les poètes ont peuplée de songes puérils et de mensonges à dormir debout. (...) »

« (...) Malgré la différence de nos tempéraments, j'avais pour Legrel une amitié qui était maintenant plus que de l'amitié : de la vénération. Je ne me disais pas encore que, lorsqu'on n'aime plus quelqu'un, on prend souvent le parti de le vénérer. C'est plus facile. (...) »

« (...) Quelques-uns se sont arrêtés devant l'auberge des Plâtreries... C'est un bon endroit, et l'hallali y sonne souvent. Ces braves gens mêlés, oisifs et prolétaires, sont impatients, anxieux. Les petits trépignent, les grands ont des figures graves. Joies de carnassiers, admiration servile devant le luxe et ses manifestations meurtrières, je ne surprends rien d'autre sur ces visages... (...) »

7 novembre 2011

Octave Mirbeau, sur la modernité


« (...) Il faut regretter que, dans notre siècle, la beauté cède partout le pas à l'utilitarisme imbécile et passager (...) »

Octave Mirbeau, Dingo (1913)

5 novembre 2011

Premières lignes : L'Italie à la paresseuse de HENRI CALET


« Pour qui me prend-on, à la fin ? Il m'arrive de me le demander. On doit penser de moi que je suis une sorte d'endormi qui s'étiole dans les limites du 14e arrondissement ; on se dit probablement que je suis un sédentaire, un personnage falot, pâlot et démodé, un velléitaire même, un banlieusard ou presque, un besogneux au gros bon sens, content de rien, cultivant son jardin avant l'heure, un retraité à demi recouvert d'une fine poussière d'ennui, un homme usé qui attend d'avoir atteint l'âge d'être reçu à l'hospice de vieillards de l'avenue d'Orléans...
Usé, je le suis un peu, certes. Ou plutôt, c'est mon cœur qui est usé - jusqu'à la trame - comme si l'on n'avait pas cessé de me le limer à petit coups répétés. En cet instant, je sens encore qu'on s'acharne sur lui. Mais j'ai fini par m'habituer à cette douleur secrète. D'ailleurs, c'est peut-être un rat que j'ai contre le cœur, et qui me le mordille toujours, qui s'en nourrit... Rien de tout cela ne se remarque à première vue, du moins je le souhaite.
En somme, je suis comme tout le monde. Pourtant, les gens que je rencontre dans les hasards de la vie paraissent souvent étonnés de me voir tel que je suis. C'est assez agaçant. Je les déçois, ce semble. Qui devrais-je être ?
Je ne sais ce qu'ils escomptent, après tout. Espèrent-ils trouver un sauvage, un apache ? Faudrait-il que je me grime en « vieux travailleur » ou en « économiquement faible », que je porte un chandail à col roulé, des espadrilles, pour ne pas les désappointer trop ? J'ai l'impression qu'ils aimeraient bien m'entendre leur parler un argot spécial à nos contrées.
De plus, j'ai observé que les interlocuteurs se croient fréquemment obligés d'énumérer devant moi les quelques monuments importants de l'endroit (le Lion de Belfort, principalement) et les rares sites plus ou moins pittoresques des alentours. Or, cela me gêne parce que je connais très mal le 14e dont on veut que je sois le chantre. Ainsi, par exemple, j'ignore comment s'appelle la rue qu'il me faut traverser chaque jour en sortant de chez moi, à gauche.
Car je sors de chez moi... Je vais dans le 6e, dans le 7e ; je vais outre-Seine, dans le 17e ; j'ai déjà, de fois à autre, déserté Paris ; j'ai été en Suisse, pendant trois semaine, j'ai été en Algérie... Et je viens de passer huit jours en Italie...
Oui, je suis décidé à renoncer à cette légende délusoire, à détromper mon monde, définitivement : je ne place pas mon arrondissement au-dessus de tous les autres. J'ajoute que, d'une façon générale, je n'ai pas d'attirance particulière pour les bas quartiers (comme l'on dirait : les bas morceaux) ; je suis aussi sensible au faste.
Assez de littérature arrondissementière ! (...) »

Henri Calet, L'Italie à la paresseuse (1950) ; réédité en 2009 par les éditions Le Dilettante.

4 novembre 2011

Jules Renard, sur l'art et la cupidité


« (...) Comme la conversation devient intéressante, et comme bientôt on s'anime, dès que, au lieu de traiter seulement de l'art, on traite de l'argent qu'il rapporte !
L'un raconte que Zola gagne quatre cent mille francs par an, et qu'un journal lui a offert dix mille francs par article hebdomadaire, et que Daudet doit enrager (...).
Comme tout cela est clair et captivant ! (...) »

Jules Renard, extrait des morceaux choisis de son Journal 1887-1910, daté du 14 octobre 1893 ; Éditions Babel.

3 novembre 2011

Louis-Ferdinand Céline, sur le bonheur, la modernité et la critique


« (...) La grande prétention au bonheur, voilà l'énorme imposture ! C'est elle qui complique toute la vie ! Qui rend les gens si venimeux, crapules, imbuvables. Y a pas de bonheur dans l'existence, y a que des malheurs plus ou moins grands, plus ou moins tardifs, éclatants, secrets, différés, sournois... " C'est avec des gens heureux qu'on fait les meilleurs damnés. " Le principe du diable tient bon. Il avait raison comme toujours, en braquant l'Homme sur la matière. Ça n'a pas traîné. En deux siècles, tout fou d'orgueil, dilaté par la mécanique, il est devenu impossible. Tel nous le voyons aujourd'hui, hagard, saturé, ivrogne d'alcool, de gazoline, défiant, prétentieux, l'univers avec un pouvoir en secondes ! Éberlué, démesuré, irrémédiable, mouton et taureau mélangé, hyène aussi. Charmant. Le moindre obstrué trou du cul, se voit Jupiter dans la glace. Voilà le grand miracle moderne. Une fatuité gigantesque, cosmique. L'envie tient la planète en rage, en tétanos, en surfusion. Le contraire de ce qu'on voulait arrive forcément. Tout créateur au premier mot se trouve à présent écrasé de haines, concassé, vaporisé. Le monde entier tourne critique, donc effroyablement médiocre. Critique collective, torve, larbine, bouchée, esclave absolue. (...) »

Louis-Ferdinand Céline, Mea culpa (1936).

2 novembre 2011

George ORWELL : Dans la dèche à Paris et à Londres

Avant de se consacrer, avec le succès qu'on sait, au roman d'anticipation et de science-fiction (avec La ferme des animaux et surtout 1984 et son concept maintes fois repris depuis de « Big Brother »), George Orwell s'est d'abord essayé à la chronique autobiographique.

Publié en 1933, Dans la dèche à Paris et à Londres est le premier ouvrage de l'écrivain. Comme son titre l'indique, le livre revient sur les années de misère matérielle de l'écrivain, d'abord à Paris, puis de retour chez lui à Londres. 

Derrière l'expérience personnelle et une galerie de portraits assez pittoresques, il y a le constat social de l'entre-deux-guerres, et l'analyse sociétale d'un écrivain au sens de l'observation aigu. 

Cette chronique est en effet intéressante à plusieurs points de vue, elle instruit d'abord de manière assez précise sur l'époque, vue d'en bas, mais permet aussi de comparer deux cultures à une même époque, très différentes malgré la proximité géographique.

A Paris, Orwell fut exposé à la faim, puis à l'épuisement au travail, à accomplir des tâches abrutissantes dans les hôtels où il travailla au plus bas de l'échelle. Car c'était l'un ou l'autre, ou bien survivre avec quelques centimes par jour et laisser le temps passer lentement dans une chambre d'hôtel miteuse, infestée de punaises, à se dépouiller peu à peu de tous ses biens en les mettant en gage pour des bouchées de pain. Ou alors manger à sa faim et dilapider ses forces à faire la plonge plus de 15 heures par jour, dans les sous-sols d'hôtels d'apparence chic mais dont les coulisses ressemblaient en tout point à un enfer bel et bien réel.

En comparaison à ce Paris où le pauvre était livré à lui-même, sans autre soutien que le mont-de-piété jusqu'à ce qu'il fût tout à fait dépossédé de ses effets personnels, le traitement britannique de ses pauvres apparaît sous la plume d'Orwell tout différent. Le trimardeur y est très encadré, et cette assistance forcée ferait vite regretter l'abandon  parisien de l'époque. Car dans le Londres des années 30, comme nous le démontre Orwell, le démuni n'a d'autre solution que le vagabondage perpétuel. Différentes structures d'accueil sont proposées pour l'héberger la nuit (la loi lui interdit de manière vicieuse de dormir « à la belle étoile »), mais le vagabond y est traité comme un chien, et ne peut en aucun cas s'installer plus d'une nuit, le règlement le lui interdisant. D'où ses incessants déplacements dépourvus de sens...

D'un côté de la Manche, l'indifférence, de l'autre, une charité imposée. Mais des deux côtés, l'âpreté d'une vie de chien, que George Orwell dépeint avec la sobriété et la dignité impérative à l'exercice pour lui éviter de sombrer dans une mélasse larmoyante dans laquelle bien d'autres ont été tentés de se vautrer. 

Et une question qui se pose : la modernité a-t-elle offert tellement de progrès depuis ?

« (...) L'hôtel abritait un certain nombre de personnages pittoresques. De ces êtres solitaires, à moitié désaxés, qui hantent les bas quartiers de Paris et qui ont depuis longtemps renoncé à toute vie normale ou décente. La misère les affranchit des normes de comportement habituelles, tout comme, symétriquement, l'argent éloigne de soi l'obligation de travailler. (...) »

« (...) On éprouvait - c'est difficile à exprimer - une sorte d'épaisse satisfaction, la satisfaction que doit éprouver un animal convenablement engraissé, à l'idée que la vie était devenue si simple. Car rien ne peut être plus simple que la vie d'un plongeur. Il vit au rythme des heures de travail et des heures de sommeil. Il n'a pas le temps de penser : pour lui, le monde extérieur pourrait aussi bien ne pas exister. Paris se réduit pour lui à l'hôtel, au métro, à quelques bistrots et au lit où il dort. Si par hasard le démon de l'aventure le saisit, c'est pour l'entraîner deux ou trois rues plus loin en compagnie d'une bonniche qui s'installe sur ses genoux pour manger des huîtres arrosées de bière. Quand arrive son jour de repos, il reste au lit jusqu'à midi, met une chemise propre, va jouer l'apéritif aux dés et, après avoir déjeuné, retourne se coucher. Pour lui, rien n'a vraiment de réalité, hors le boulot, le sommeil et le bistrot - le sommeil étant de loin la chose la plus importante. (...) »

« (...) En changeant de vêtements, j'étais passé sans transition d'un monde dans un autre. Tous les comportements étaient soudain bouleversés. J'aidai ainsi un marchand ambulant à relever sa baladeuse renversée. « Merci, mon pote ! », me dit-il avec un grand sourire. Jusqu'ici, personne ne m'avait jamais appelé mon pote : c'était un effet direct de ma métamorphose vestimentaire. Je découvris aussi à quel point l'attitude des femmes varie selon ce qu'on a sur le dos. Croisant un homme mal habillé, une femme réagit par une sorte de frisson traduisant une répulsion comparable à celle que pourrait lui inspirer la vue d'un chat crevé. Tel est le pouvoir du vêtement. (...) »

« (...) C'est une grande erreur de croire que les chômeurs ne pensent qu'à l'argent qui ne rentre pas. Au contraire, un esprit fruste, de tout temps habitué à travailler, a encore plus besoin de travail que d'argent. Avec un peu d'instruction, on peut s'accommoder de l'oisiveté forcée qui est l'une des pires misères liées à la pauvreté. Mais un être comme Paddy, à qui l'on ôte toute possibilité d'occuper son temps est aussi malheureux sans travail qu'un chien à l'attache. Voilà pourquoi il est si absurde d'affirmer que ceux qui ont « dégringolé les degrés de l'échelle sociale » sont plus à plaindre que les autres. Celui qui est vraiment à plaindre, c'est l'homme qui s'est trouvé tout en bas dès le départ, et qui doit affronter la pauvreté avec un esprit vide et désarmé. (...) »

« (...) Il est assez frappant de constater le soin pharisien qu'il mettait à se démarquer de « ces fainéants-là ». Cela faisait six mois qu'il traînait sur les routes mais, au regard de Dieu, il n'était pas un vagabond. Je pense qu'on doit trouver plus d'un vagabond remerciant quotidiennement Dieu de lui avoir épargné la condition de vagabond - à l'image de ces touristes qui ne cessent de pester contre la touristique engeance. (...) »

« (...) Ce n'est pas ici le lieu d'approfondir la question, mais il est avéré que jamais, ou presque jamais, une femme ne jette les yeux sur un homme beaucoup plus pauvre qu'elle. Ainsi, un chemineau est voué au célibat du moment où il se lance sur les routes. Il doit abandonner tout espoir de trouver un jour une épouse, une maîtresse ou quelque genre de femme que ce soit, sauf, dans les rares occasions où il a quelques shillings à débourser, pour s'assurer les services d'une prostituée. (...) »

1 novembre 2011

Philippe Muray, sur la littérature contemporaine


« (...) Les mauvais sentiments ne représentent peut-être pas la garantie absolue de la bonne littérature, mais les bons, en revanche, sont une assurance-béton pour faire perdurer, pour faire croître et embellir tout ce qu'on peut imaginer de plus faux, de plus grotesquement pleurnichard, de plus salement kitsch, de plus préraphaélite goitreux, de plus romantique apathique, de plus victorien-populiste qui se soit jamais abattu sur aucun public. La réalité ne tient pas debout en plein vent caritatif. Un romancier véridique, aujourd'hui, serait traité comme autrefois les « porteurs de mauvaises nouvelles » : on le mettrait à mort séance tenante, dès remise du manuscrit. C'est pour cela exactement qu'il n'y a plus de romanciers. Parce que quelqu'un qui oserait aller à fond, réellement, et jusqu'au bout de ce qui est observable, ne pourrait qu'apparaître porteur de nouvelles affreusement désagréables.
La Littérature ? Il y a des Fêtes du Livre pour ça.
L'air du temps cherche tout ce qui unit. Rien n'est écœurant comme cette pêche obscène aux convergences. (...) »

Philippe Muray, L'empire du Bien (1991) ; Éditions Les Belles Lettres.
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