25 décembre 2012

Nietzsche, sur les poètes


« Le poète voit dans le menteur son frère de lait qu'il a privé de son lait ; aussi ce dernier est-il demeuré misérable et n'est-il même pas parvenu à la bonne conscience. »

Friedrich Nietzsche, Le gai savoir (1882) ; GF Flammarion pour l'édition de 1997.

Cioran, sur le messianisme


« Chaque fois que cela ne va pas et que j'ai pitié de mon cerveau, je suis emporté par une irrésistible envie de proclamer. C'est alors que je devine de quels piètres abîmes surgissent réformateurs, prophètes et sauveurs. »

Emil Cioran, De l'inconvénient d'être né (1973) ; Gallimard / Folio.

22 décembre 2012

Louis-Ferdinand Céline, sur les mondanités


« (...) Rien n'est plus "monroviesque", plus farce en fait, en pratique, que cette drôle de prétention des salons au "bon goût" ... au "raffinement" ... Dans n'importe quel salon, en dix minutes d'assemblage, il se commet plus d'impairs, d'horreurs de goût et de tact, que dans tous les Corps de garde de France en dix ans... Le seul fait d'aller dans le monde dénote déjà chez le bonhomme une impudeur de cochon... une sensibilité de bûche. Le Monde, c'est un vrai paradis pour les sapajous exhibitionnistes. (...) »

Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre (1937)

20 décembre 2012

Franco LA CECLA : Contre l'architecture

Dans le premier chapitre de Contre l'architecture, Franco La Cecla nous expose les raisons pour lesquelles, après des études d'architecture, il renonça à exercer cette profession dévoyée par ce qu'il appelle les « archistars », ces architectes globe-trotters mégalomanes qui de Paris à New York, ou de Shanghai à Brasilia, ont entrepris depuis trop longtemps et sans que personne ne leur tienne réellement tête, une vaste entreprise d'enlaidissement et d'uniformisation de la planète.

L'entame de cet essai prend des airs de pamphlet lorsque Franco La Cecla multiplie les charges contre ces architectes vedettes dont il dénonce l'inconséquence et même l'abjection de l'idéologie qu'ils promeuvent. Le gourou Hollandais Rem Koolhaas en prend particulièrement pour son grade, tandis que d'autres, et plus particulièrement Renzo Piano, ont droit à plus d'indulgence, et c'est un point qui pose problème dans ce livre, car à s'intéresser d'un peu plus près au travail des uns et des autres, on peine sérieusement à faire la distinction entre l'architecte nuisible et le plus méritant. Il se trouve qu'un début d'explication vient en fin de livre, lorsque l'auteur évoque sa collaboration étroite avec l'architecte aux bons points.

« (...) La ville de New York est bien vieille, comme l'est d'ailleurs la modernité, autre concept dont les architectes se sont entichés. Koolhaas reproche à ses collègues de ne pas être assez « modernes », tandis que les Chinois n'hésitent pas à construire des millions de mètres cubes, car la modernité passe par le gigantisme et la vitesse. Pourtant, c'en est bien fini de la modernité, c'est une chose passée de mode, mais les architectes s'évertuent à en prolonger l'agonie pour des raisons bassement corporatistes. (...) » (pp.20-21)

« (...) Quand on entend Koolhaas prêcher à tout-va qu'il faut rester moderne « sans trop se poser de question », on attend qu'il nous explique pourquoi la modernité devrait être un objectif. En paraphrasant Bruno Latour, on peut rétorquer que jamais les villes n'ont été modernes. (...) » (pp.30-31)

Mais résumer ce livre à une entreprise de copinage serait quand même très injuste. On trouve beaucoup de pertinence dans le jugement que porte cet esthète érudit sur l'architecture contemporaine. En cela, ses thèses concordent avec celles d'un autre architecte, français celui-là, David Orbach, qui comme Franco La Cecla fait le lien entre architecture contemporaine et capitalisme mondialisé. La Cecla déplore notamment les connivences entre les architectes et les grandes marques, et condamne leur tendance à raisonner eux-mêmes comme ces marques, usant de concepts fumants, et de procédés grossiers tels le gigantisme aux seules fins de faire parler d'eux. D'une certaine manière, La Cecla pointe le fait que les architectes d'aujourd'hui aient renoncé à l'art pour ne plus porter d'intérêt qu'à la marchandise, sans pour autant, bien évidemment, se départir de cette posture artistique aussi grotesque qu'arrogante dont ils ne manquent pas d'abuser.

« (...) Loin d'incarner la mauvaise conscience néocapitaliste du marché immobilier, les architectes actuels ne sont, pour la plupart, que des amateurs inconséquents qui se font passer pour des artistes publics. » (p.23)

L'analyse de Franco La Cecla est étayée tout au long du livre par des citations souvent très intéressantes, notamment de l'écrivain Robert Byron, mais aussi d'autres spécialistes plus actuels de la question qui, en plus d'affiner ou d'orienter les thèses de l'Italien, démontrent qu'un mouvement de réaction prend forme depuis quelques années un peu partout dans le monde occidental. On en parle peu ou pas du tout dans les médias, mais comme le prêche David Orbach dans les conférences qu'il donne régulièrement sur le thème de la laideur architecturale contemporaine : cette forme de pollution urbaine n'est pas une fatalité. Mais pour changer la donne, il conviendrait d'abord de décomplexer l'expression d'une opinion systématiquement rejetée par une élite omnisciente comme l'avis infondé de rustres ignares, et tirer une fois pour toute un trait sur les aberrations commises depuis près d'un siècle avec l'émergence du mouvement moderne, rompre avec la rupture des modernes - et donc avec la médiocrité et la pauvreté de ces fossoyeurs de l'art - en reprenant le fil de l'évolution des styles à partir de l'Art Nouveau. Vaste chantier...

« Ce n'est pas un hasard si ce sont deux Italiennes qui ont écrit le seul livre pertinent sur les « archistars », car le système de la mode en Italie a largement contribué à la transformation de l'architecture en marque. Les architectes ont compris que le seul moyen d'échapper à l'anonymat et aux inégalités de la compétition était de profiter de la force de pénétration de la mode et de sa légèreté : personne n'attend qu'elle soit éthique et prenne en charge les problèmes de la société. Gabrielle Lo Ricco et Silvia Micheli montrent bien comment Gehry, Koolhaas, mais aussi Nouvel, Calatrava et Fuksas ont réussi à percer grâce à des griffes comme Prada et Versace. Ce sont les marques de la mode qui ont fait de l'architecture une mode dans toute l'acception du terme : pas seulement les vêtements, mais aussi les tendances, décors, atmosphères. Le même phénomène s'était emparé des milieux de l'art à travers les galeries, les experts et le marché - si ce n'est que pour les artistes il était primordial d'être reconnus de leur vivant et de créer le personnage avant l'oeuvre, voire d'être eux-mêmes une oeuvre. Ces efforts ont été épargnés aux architectes : ils ont simplement pris la place du vêtement dans la vitrine et sont devenus eux-mêmes tee-shirt ou soutien-gorge. (...) » (pp.54-55)

Une part non négligeable du livre se veut enfin plus sociologique, et prend du même coup un tournant plus idéologique. En imputant à l'urbanisme contemporain la responsabilité de tous les maux de nos sociétés modernes, et de ce fait, en affranchissant l'humain (autre que les « archistars », si tant est que ces êtres fassent eux aussi partie de notre espèce) de toute responsabilité, La Cecla satisfait sans doute ses évidents penchants humanistes mais tombe du même coup dans un dogmatisme qui n'a finalement pas grand-chose à envier à ses adversaires. Entre propos péremptoires maintes fois entendus et incohérences flagrantes, la lecture de cet essai se termine sur un regret : celui qu'il n'approfondisse pas son analyse sur un plan plus strictement architectural.

Arthur Schopenhauer, sur le mariage


« Dans nos sociétés monogames, se marier c'est diminuer de moitié ses droits et sa liberté ; mais, en revanche, c'est doubler ses devoirs et ses charges. Et quels devoirs ? Depuis que vous avez admis vos femmes à délibérer, le bas intérêt a envahi la maison, toute résolution généreuse y est redoutée comme une criminelle folie. Le soin honteux du bien-être, le plus misérable calcul, la crainte de hasarder avec votre vie la sécurité de la famille, une poltronnerie vous sont imposés comme les obligations les plus sacrées. Bon père, bon époux, c'est-à-dire lâche citoyen, conscience faussée et vénale, intelligence abâtardie, voilà les titres ridicules qui vous servent aujourd'hui d'épitaphe. Vantez les femmes, félicitez-vous de les avoir affranchies : elles ont inventé les mœurs bourgeoises, elles ont fait de vous une race de Chrysales, qui a désappris sous leur joug la pratique de toutes les vertus fortes et qui ne peut plus en entendre le nom sans trembler et sans frémir de plaisir en se remuant douillettement dans ses habitudes de servilité. (...) »

Propos d'Arthur Schopenhauer, rapportés par Armand Challemel-Lacour dans son ouvrage posthume « Études et réflexions d'un pessimiste » publié en 1901, dont un extrait est repris dans la seconde partie de l' « Essai sur les femmes » de Schopenhauer, publié en 2007 aux Éditions de L'Herne.

19 décembre 2012

François Mauriac, sur la solitude et la vieillesse


« Je m'étonne de cette grâce : du goût croissant de la solitude à mesure que nous avançons dans la vieillesse ; une grâce, oui, je le crois, moi qui durant tant d'années ai toujours eu besoin que quelqu'un fût là. Mais les raisons d'ordre humain sont aisées à découvrir qui inclinent le vieil homme à préférer l'isolement : c'est qu'il perd ses chances de plaire et que, s'il est écrivain, il plaît d'autant mieux que son visage ne s'interpose pas entre le lecteur et le livre. Le sentiment que l'on est lu, discuté, exécré, aimé, maudit, béni, cette certitude entretenue par le courrier, par les articles de presse aide sans doute le vieil écrivain à demeurer seul dans une chambre. (...) »

François Mauriac, extrait d'une note publiée dans le premier tome du Bloc-notes, datée du 10 mai 1953 ; Flammarion (1958) ; Éditions du Seuil / Points (1993) pour l'édition la plus récente.

18 décembre 2012

Georg Christoph Lichtenberg, sur l'écriture


« Ce que fait l'écrivain c'est à proprement parler dire ce que pense ou sent la majorité des hommes sans le savoir ; l'écrivain moyen dit seulement ce que chacun aurait pu dire. »

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« Dans ses écrits un peuple peut paraître plus raisonnable qu'il n'est en réalité car il peut écrire longtemps encore la langue de ses pères quand leur esprit commence à lui manquer. »

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« Dans bien des oeuvres d'un célèbre auteur je préfèrerais lire ce qu'il a biffé plutôt que ce qu'il a laissé. »


Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799), extraits de Maximes et pensées, publié en 1998 par les Éditions André Silvaire.

17 décembre 2012

Arthur Schopenhauer, sur l'influence des femmes sur les hommes


« (...) nous, la nature nous a fait indépendants, et lequel d'entre nous peut parler d'indépendance sans qu'une femme, sans que toutes les femmes aient le droit de sourire ? Pour elles, nous jouons du matin au soir la comédie de la politesse, nous affectons des respects dont nous nous moquons entre nous, nous nous taisons sur ce qui nous indigne, nous sourions à ce qui nous déplaît, nous forçons notre bouche aux grimaces, nous feignons des croyances que nous n'avons pas, nous désavouons lâchement nos idées, nous rougissons de n'être pas assez vils ; et le soin le plus cher que la société des femmes inspire à notre tendresse paternelle, c'est d'assurer l'avenir de nos enfants en les instruisant de bonne heure à mentir comme nous. Voilà ce que nous devons aux femmes. Et maintenant, beau défenseur de l'amour, vous ne direz pas que je diminue leur part dans l’œuvre de la civilisation. (...) »

Propos d'Arthur Schopenhauer, rapportés par Armand Challemel-Lacour dans son ouvrage posthume « Études et réflexions d'un pessimiste » publié en 1901, dont un extrait est repris dans la seconde partie de l' « Essai sur les femmes » de Schopenhauer, publié en 2007 aux Éditions de L'Herne.

25 novembre 2012

Louis-Ferdinand Céline, sur la télévision


« (...) Revenons à la télévision. Elle est utile pour les gens qui ne sortent pas, pour ma femme par exemple. J'ai un poste, au premier étage, mais je ne monte jamais. C'est un prodigieux moyen de propagande. C'est aussi, hélas ! un élément d'abêtissement, en ce sens que les gens se fient à ce qu'on leur montre. Ils n'imaginent plus. Ils voient. Ils perdent la notion de jugement, et ils se prêtent gentiment à la fainéantise.
La TV est dangereuse pour les hommes.
L'alcoolisme, le bavardage et la politique en font déjà des abrutis. Était-il nécessaire d'ajouter encore quelque chose ?
Mais il faut bien l'admettre. On ne réagit pas contre le progrès. Vous arriverait-il d'essayer de remonter les chutes du Niagara à la nage ? Non. Personne ne pourra empêcher la marche en avant de la TV. Elle changera bientôt tous les modes de raisonnement. Elle est un instrument idéal pour la masse. Elle remplace tout, elle élimine l'effort, elle accorde une grande tranquillité aux parents. Les enfants sont passionnés par ce phénomène.
Il y a un drame aujourd'hui : on pense sans effort.
On savait bien mieux le latin lorsqu'il n'y avait pas de grammaire latine. Si vous simplifiez l'effort, le cerveau travaille moins. Le cerveau, c'est un muscle : il devient flasque.
Un exemple, les femmes avaient du mollet sous l'Occupation. Elles marchaient. Aujourd'hui, c'est le triomphe de la mécanique, nous sommes au royaume des belles voitures. Les femmes n'ont plus de jambes, elles sont affreusement laides. Les hommes ont du ventre.
C'est toute la civilisation du monde qui est condamnée par le côté raisonnable de la vie. On vit d'optimisme. La vie commence à cinquante ans et tout le drame est là, car c'est alors un débordement de passions. A cet âge, l'homme court après les petites filles, il s'habille plus jeune, il va au thé dansant, il boit, car l'alcool donne une illusion de force. Il se soûle de tout.
Comprendra-t-il un jour que, passé la trentaine, il s'en va vers sa fin ? (...) »

Louis-Ferdinand Céline, au cours d'un entretien avec Jacques Chancel paru dans le numéro 117 de Télé Magazine daté du 11 janvier 1958.

4 novembre 2012

Pierre GAXOTTE : Le nouvel Ingénu

Sans prétention. C'est ainsi que Pierre Gaxotte (1895-1982) présentait ce petit livre, à sa sortie en 1972. Il faut dire que ce texte, l'historien l'avait rédigé dans une première mouture sous un prétexte plus ludique que littéraire. Comme Gaxotte le rappelle dans le quatrième de couverture, c'est en effet en guise de support à un concours d'erreurs sur le thème historique que que ce Nouvel Ingénu vit d'abord le jour en 1954, à la demande de Pierre Brisson alors directeur du Figaro. Une vingtaine d'années plus tard, Pierre Gaxotte s'amusait à remanier ce texte, et de la version d'origine, le petit jeu qui l'avait initialement motivé était expurgé, et l'histoire remise au goût du jour pour obtenir une sorte de conte satirique qui tranchait assez vivement avec l’œuvre d'historien de son auteur, spécialiste entre autre de l'Ancien Régime.

A lire la petite présentation au dos du livre, on découvre un vieux monsieur sémillant mais un peu honteux de se livrer à pareille farce, et pourtant, de farce il n'est à mon avis pas du tout question dans ce livre. Gaxotte a beau s'accuser de n'avoir aucune imagination, de ne pas être un romancier, et de piller Voltaire de manière éhontée, la fable qu'il nous livre est une délicieuse récréation pour quiconque se plait à entendre quelques fausses notes dans l'hymne permanent à la prodigieuse modernité.

Quelques années après les grands chamboulements de mai 68, Pierre Gaxotte nous offre le panorama haut en couleur d'un homme en retrait et sourd aux injonctions de ses contemporains. Pierre Gaxotte n'est pas un homme en colère, il laisse volontiers les vociférations et le tumulte à ceux qu'il raille, ceux dont la colère et l'indignation sont précisément le fonds de commerce. L'historien photographie la société moderne avec plus de malice que d'aigreur, une malice teintée de beaucoup de dérision mais aussi d'une certaine forme de bienveillance, même si ses mots ou ceux qu'il prête à certains de ses personnages ne donnent pas tellement dans la tendresse.

« On parla de l'architecture moderne, pour déplorer le manque d'imagination des architectes qui ne savent qu'entasser les logements l'un sur l'autre, comme s'il s'agissait de cabanes à lapins. Gérard fit remarquer qu'on était, en effet, à l'âge de la procréation lapine et que tout en redoutant les misères, les famines, les troubles et les guerres qui naissent de la surpopulation, toutes les autorités civiles et religieuses poussent hommes et femmes à fabriquer sans lassitude des portées d'enfants. « Puisqu'on le paie pour cela, conclut-il, quand le citoyen veut augmenter son revenu, il ne retrousse pas ses manches, il se met au lit. » (...) » (p.154)

« (…) il acheta un électrophone et tous les disques du chanteur qui né Bouille, s'appelait au théâtre Jeni Amazan, en toute simplicité. Après des débuts obscurs, Amazan s'était fait une spécialité, que deux ou trois femmes barytons et deux vieux anarchistes presque aphones étaient seuls à lui disputer : les barricades, les pétroleuses, les souteneurs, les filles-mères, les assassins au cœur tendre, les bagnards pétris de vertu, victimes d'une société sans entrailles. Il flétrissait l'armée, la marine, l'aviation, les propriétaires, les réfugiés d'Algérie, l'assistance publique, la magistrature, la police, le fisc, les patrons, l'Enregistrement, la guerre atomique, les colonies, l'héritage et le capital. Il demandait des cachets fabuleux, complétés par de copieux dessous de table. Il possédait de nombreux immeubles, plusieurs voitures et se produisait chaque année à la fête de l'Humanité. (...) » (p.91)

« (…) Il écouta des écrivains, de célébrité inégale, qui, tous, criaient leur amour de l'humanité pour se donner le droit de détester leurs proches et de haïr leurs confrères. Et d'autres qui, gagnant leur vie à raconter des histoires de cocus, croyaient sérieusement travailler à l'accélération de l'histoire. Il écouta des jeunes gens aisés qui lui expliquèrent que c'était une malédiction d'être né riche et qui lui tournèrent le dos quand il leur dit sans malice qu'ils échapperaient à la malédiction en distribuant leur argent aux pauvres. Il entendit un monsieur très majestueux déplorer rétrospectivement la mort de M. le général de Gaulle survenue au mois de novembre l'année précédente :
La France est veuve, dit-il.
Elle est surtout divorcée, objecta l'Ingénu qui tenait du Philosophe triste que ce chef d'Etat avait été congédié par plébiscite. Le Monsieur majestueux et décoré lui tourna aussi le dos.
(…)
Dans une boîte de nuit, il écouta des réformateurs de dix-huit ans qui, le verre en main, tenaient des propos confus, puérils et sanguinaires.
D'abord foutre tout en l'air, disait le plus modéré. On verra ensuite.
L'ingénu connaissait ce romantisme et il n'essaya pas de répondre. Il écoute des apologistes de la violence qui se plaignaient avec indignation d'avoir reçu un coup de pied au cul. Il écouta des sportifs qui ne pratiquaient aucun sport, mais qui suivaient tous les matches de rugby à la télévision. Il écouta des journalistes dépositaires de la conscience universelle qui lui reprochèrent de ne pas se sentir concerné par l'exécution de militaires soudanais, dont il eût situé difficilement le pays sur la carte. Il apprit à placer à propos les mots et les expressions : problème, image de marque, génocide, sous-développement, conformisme de la chair, potentialité, fiabilité, aggiornamento, désacralisation, aliénation, surchauffe, clignotant et il découvrit non sans surprise que body stocking, birth control, brain power, check up, design, planning étaient désormais du français. (…) » (pp.66-67)

Et parlons de ces personnages, et plus particulièrement du Philosophe et du Libraire, les deux compères de l'Ingénu, personnage central mais finalement un peu accessoire dont il sera question un peu plus loin. Tour à tour, ces deux esprits frondeurs germanopratins, hommes d'expérience dans un nouveau monde de bleu-bites arrogants, ouvrent le feu sur une société post-soixante-huitarde qui fonce en contre-sens, la tête dans le guidon et sirènes hurlantes. Endoctrinement massif, hypocrisie débridée, contestation systématique, sentimentalisme, perte des valeurs morales, fourvoiement de la littérature, soumission au progrès, suprématie de la télévision, du vedettariat, de la mode, bref : abêtissement et inconséquence généralisés, les cibles ne manquent pas pour le rabat-joie, et c'est avec une verve bien assaisonnée que Pierre Gaxotte entraîne ses personnages dans des croisades aussi désespérées sur le fond que savoureuses dans leur forme.

« (...) Notre temps est effroyablement monotone. Ce qui paraît neuf n'est qu'une vieillerie retournée. La guerre d'Algérie a été une fontaine de jouvence pour de vieux littérateurs fourbus, désertés par l'inspiration. Ils avaient jeté les anathèmes et décrété les proscriptions après le départ des Allemands. Alors ils étaient tous plus guerriers que Déroulède et le franc-tireur était leur dieu. En quête d'un public de rechange, ils s'employèrent avec la même sainte fureur à fournir aux jeunes gens qui ne voulaient pas se battre des justifications religieuses, historiques, morales, philosophiques, humanitaires... La défaite qu'ils appelaient est venue. Ils risqueraient de se trouver sans emploi si le communisme n'avait fait croire à la bourgeoisie la plus sotte du monde que lui seul marche dans le sens de l'histoire. Les voilà donc qui l'encensent, le prônent et le justifient quand il tue un peu trop. Ils ignorent tout ce qui altère l'image qu'ils en veulent donner et n'acceptent la discussion qu'avec les personnes qui pensent comme eux ou qui sont prêtes à leur rendre les armes. Aussi, Mme de Beauvoir, interprète fidèle de M. Sartre, appelle-t-elle « contre-pensée » tout ce qui n'est pas communiste. Cette hauteur dogmatique sent le pédagogue, habitué à parler du haut d'une chaire. Les professeurs, en effet, réussissent parfaitement dans cette littérature, car le vulgaire s'imagine qu'ils apportent à la politique les qualités de méthode, de prudence et de rigueur qu'ils sont censés montrer dans leurs classes. A la vérité, les évènements de 68 les ont un peu découverts : on a vu qu'ils n'étaient — ceux dont je parle — que des politiciens comme les autres. L'appellation d'intellectuel qui transformait en caste nobiliaire les gens de laboratoires et de bibliothèques a perdu de son éclat, depuis qu'un professeur de l'Université de Tours s'est mis tout nu en public, afin de mieux défendre la projection des films pornographiques. Il n'appartient pas à n'importe qui de montrer aux populations son derrière et son devant. (...) » (Le Libraire, pp.120-122)

« (…) Il conseillait aussi aux étrangers, mal instruits de la grande révolution de 1968 d'acheter au plus tôt un des recueils, où de probes enquêteurs ont rassemblé les textes des inscriptions relevées sur les murs. Avec pertinence, il en commentait quelques-unes au hasard :
« Je voudrais dire quelque chose, mais je ne sais pas quoi. » N'est-ce pas la synthèse pathétique de la pensée française contemporaine ? Et celle-ci ? « Je suis un con. » Dans sa brièveté fulgurante ne nous fait-elle pas toucher l'absolu ? (...) » (Le Philosophe, p.180)

« (…) quoiqu'on dise, le vrai n'est pas aimable. (...) » (Le Philosophe, p.170)

« (…) nos postes de radio, en ajoutant l'une à l'autre toutes leurs émissions, doivent diffuser chaque jour vingt ou trente heures de musique, c'est-à-dire vingt ou trente heures de disques. Comment l'auditeur respecterait-il une denrée si commune qui est distribuée avec une si méprisante prodigalité, qui s'obtient sans le moindre effort en tournant un bouton, comme on tourne un robinet. On allait au concert pour écouter Mozart, Beethoven, Wagner avec ferveur, avec recueillement. Aujourd'hui on les écoute sans les désirer, en se rasant, en prenant son bain, en mangeant... Que dis-je ? On n'écoute rien. C'est un bruit de fond que l'on interrompt pour n'importe quel motif. Parce que quelqu'un a sonné, parce qu'il faut répondre au téléphone, partir pour l'atelier ou le bureau, on coupe Debussy ou Ravel ! C'est une indécence perpétuelle. (...) » (Le Libraire, p.150)

« (…) Jadis, (…) l'artiste ambitionnait la gloire qui est longue à venir. Aujourd'hui il n'ambitionne plus que le succès. Je reconnais que le succès a l'avantage de la rapidité et qu'il est plus substantiel. Ce n'en est pas moins une décadence. (...) » (Le Philosophe, p.144)

« (…) Vous ne sauriez croire, Monsieur, ce qu'on lit maintenant. Depuis qu'une des Universités parisiennes a sacré Marx, Lenine et Mao auteurs obligatoires pour l'obtention d'un diplôme de lettres classiques françaises, depuis que la méditation des bandes dessinées chasse dans l'enseignement supérieur la connaissance des grands écrivains, qui formait l'esprit et le caractère, mes rayons sont remplis de livres sur la drogue, la sexualité, la guerre du Viet Nam, la prétendue révolution de 68, les miracles de la Chine rouge, l'avènement fatal du communisme, sans parler des souvenirs de bagnards, ni des révélations sur les amours des princesses exotiques. Ce fatras me pèse, mais il me faut bien vendre ce que le chaland désire acheter. (...) » (Le Libraire, pp.119-120)

« (…) Depuis le saint roi Louis IX, il existait chez nous des maisons que l'on disait tantôt closes et tantôt publiques. A la vérité, si les volets étaient clos, la porte s'ouvrait largement. Les jeunes garçons trouvaient à l'intérieur des dames aimables, expérimentées et peu vêtues qui les faisaient monter dans leurs chambres, où, en se jouant, elles les débarrassaient de leur ignorance et de leurs complexes. A l'instigation d'une dame qui se disait dépositaire de la conscience publique, parce qu'elle était puissamment soutenue par un parti né dans les sacristies, on a fermé ces maisons. Ce qui se faisait à huis clos, sans bruit et à petit frais, se mime donc aujourd'hui en public et en musique sur la scène de plusieurs théâtres, se voit sur les écrans de cinémas et envahit les publications illustrées. La dame qui a voulu en remontrer à saint Louis a créé dans notre nation un gigantesque refoulement, que suit tout naturellement un défoulement compensateur. Il n'y a rien de mystérieux dans ce phénomène. Saint Louis n'avait pas lu Freud, mais il connaissait l'humanité et il avait du bon sens. Un autre grand malheur est que les personnes qui s'exhibent le plus volontiers sans vêtement sur les plages et même dans la rue, sont loin d'être celles dont la plastique réjouirait les yeux. (...) » (Le Philosophe, pp.113-115)

« Ce soir-là, il y eut une bagarre boulevard Saint-Germain et boulevard Saint-Michel. Des jeunes gens s'étaient réunis salle de la Mutualité pour flétrir les actes d'un dictateur africain qui venait de trahir la pensée de Mao-tse-toung. C'est une des conséquences de la prétendue information radiophonique et télévisée que chacun se mêle des affaires de tout le monde, prend parti à propos de n'importe quoi, se croit instruit de tout et s'imagine posséder une conscience morale à la dimension des cinq continents. A la sortie, les auditeurs s'en étaient pris aux gardiens de la paix, qui prétendaient les empêcher de casser les vitrines. Des cris assourdis et des bruits de galopade parvenaient à la terrasse du Flore.
Ces incidents sont devenus fréquents, dit le Philosophe, surtout depuis que la France est réduite à son petit territoire métropolitain. Peut-être les bagarreurs sont-ils exaspérés de s'y sentir à l'étroit. Je me demande toutefois si la véritable cause des batailles n'est pas une obnubilation de la sensibilité. Ces jeunes gens supportent sans gêne et même avec plaisir les bruits effroyables de la ville, les odeurs nauséabondes, les éclairages violents et contrastés, qu'ils considèrent comme la marque de leur temps. Avec la pétarade des motocyclettes, il leur faut des excitants brutaux, des sons stridents, des musiques assourdissantes. Il en résulte à coup sûr une dégénérescence de leur faculté de perception. Aussi, pour la réveiller, cherchent-ils à se donner des émotions violentes ou bestiales, telles qu'on en trouve à la guerre. Guerre de rues, sans doute. Mais guerre. Ils s'y livrent avec d'autant plus d'ardeur que le monde d'aujourd'hui vit dans l'incohérence et le désordre mental, comme le montre son incapacité à se donner une morale, une politique, un idéal, des lois respectées et même de véritables monnaies. La haute perfection des principes physiques, chimiques, biologiques passés dans le commun enseignement coïncide avec l'obscurcissement et le chaos des idées sociales, historiques, politiques, juridiques, économiques, esthétiques... Il n'y a donc pas de raison pour que le calme revienne. (...) » (pp.73-75)

« (…) La plupart de nos écrits périodiques ne méritent pas d'être lus, de même que les petites choses qu'ils rapportent ne méritaient pas d'être écrites. (...) » (Le Philosophe, p.48)

Quant à l'Ingénu de cette histoire, c'est un esprit entre deux eaux. Un jeune touriste américain, indien de la tribu des Hurons enrichi par le pétrole, à la découverte d'une culture et d'une société qu'il ne comprend pas très bien. Jeune homme curieux, tiraillé entre sa naïveté et une quête de vérité devenue plus rare en ce monde que l'or noir ayant fait la fortune du Huron.

« (…) Le robinet de la cuisine laissait couler un filet d'eau. Ils prirent rang chez le plombier qui était vieux et seul, car ses fils et ses apprentis s'étaient inscrits à Vincennes où ils suivaient des cours de sociologie. Puis ils allèrent à la Sorbonne. Guy fit, en petit comité, une leçon brillante, à laquelle avaient aussi travaillé Toto, Gérard, Michel et Marco. Il fut félicité par le maître-assistant, auquel il dit honnêtement que c'était une œuvre collective. Comme l'esprit d'équipe est à la mode, les Cinq furent donnés en exemple. Ils n'en éprouvèrent qu'un peu de gêne, car ils n'étaient pas vaniteux et n'aimaient pas qu'on les mît en avant. » (p.94)

« (…) La vertu, dans les commencements a besoin d'être soutenue par les suffrages de l'estime publique. (...) » (p.83)

« (…) Tous les philosophes en tombent d'accord : pour être heureux et sage, il faut être sans passions. Le monde n'offre à nos désirs que des objets trompeurs et périssables. (...) » (p.76)

28 octobre 2012

Céline, vu par Henri Guillemin

Pour une émission de la Télévision Suisse Romande, le critique littéraire et historien Henri Guillemin rendait hommage à l'écrivain en juin 1966, soit cinq ans après sa mort.


Durée : 11 minutes

26 octobre 2012

Pierre Gaxotte, sur l'intelligence


« (...) L'intelligence n'est pas faite de cabrioles imprévues ; elle consiste dans la conformité de la pensée avec le réel. (...) »

Pierre Gaxotte, La France de Louis XIV (1946) ; Librairie Hachette.

25 octobre 2012

Antoine BLONDIN : Monsieur Jadis ou l'école du soir

Les mois passent et je suis toujours bien en peine de parler de ce livre. Cette confusion commence à m'être habituelle de la part de ceux qu'on désigne comme les « Hussards », ce mouvement littéraire apparu à l'aube des années 50 et qui sur le papier aurait pourtant tout pour me plaire : des auteurs réputés pour leur style incisif et concis, leur sens de la formule, des esprits plutôt affranchis des obsessions et modes de leur époque, etc... Mais après des essais pas franchement convaincants avec Roger Nimier ou plus superficiellement Christian Millau, il me faut admettre que si ces écrivains me sont a priori plutôt sympathiques en tant qu'hommes, leurs livres, eux, m'indiffèrent plus ou moins.

Souvent présenté comme le roman autobiographique d'Antoine Blondin, Monsieur Jadis est d'abord un roman, une histoire bien structurée qui, même si l'on y retrouve de manière parcellaire la vie de l'écrivain, semble tout de même trop arrangée pour être considérée comme un récit purement autobiographique. En jonglant tout au long du livre entre première et troisième personne, Blondin se livre malgré tout à une sorte d'examen de conscience, mais plus qu'une recherche de vérité, l'auteur semble plus souvent aspirer à une certaine forme de beauté narrative, beauté qu'il parvient assurément à trouver.

« (…) Monsieur Jadis était encore à l'âge où l'on croit que l'espérance est belle sous les pas d'un promeneur, à minuit. Il attendait beaucoup de cette liberté mauve qui s'installe le soir, fertile en rencontres nouvelles et passagères, où l'on mène une partie d'où sont exclues les petites cartes de la vie quotidienne. Là, il retrouvait l'usage de ses atouts majeurs, préservés de la corruption des jours qui se ressemblent et du démenti qu'ils apportent. Il était à son aise dans ces représentations sans lendemain dont le vernis est chaque fois rafraîchi. En somme, ce qu'il appréciait le plus chez les inconnus, c'était que ceux-ci ne le connaissait pas. (…) » (p.26)

« (…) Devant ce qui se présente, je ne suis jamais neuf. C'est sans doute pourquoi j'entreprends peu de choses. (...) » (p.13)

« (…) C'est l'avantage des comparses qu'ils favorisent ces mutations, ces promenades dans des lopins de soi-même inexplorés, alors que les êtres les plus proches vous pétrifient par l'opinion qu'ils se sont faite de vous. (...) » (p.40)

Car Antoine Blondin, l'air de rien, est un styliste. Mais l'air de rien, aussi, et bien que n'étant pas de ceux qui admirent inconsidérément l'exercice - à une ou deux exceptions près -, le style de Blondin m'est agréable ; et de cet aveu, je finirais par m'étonner si je ne trouvais un autre charme, plus fondamental, à ce livre. Car outre la fluidité de la langue, son esthétisme sobre et ce que je serais tenté de qualifier de quasi perfection formelle sans vouloir faire écho à un écrivain contemporain récemment bien vilipendé, le livre de Blondin est aussi le tableau d'une époque restituée avec sans doute assez peu de fantaisie.

Les errances de Monsieur Jadis de bistrots en cellules de dégrisement sont ainsi le véhicule d'une visite dans le Saint-Germain-des-Prés des années 50, dans un Paris où la vie semblait moins artificielle et creuse qu'aujourd'hui, moins aseptisée aussi ; où les hommes et plus particulièrement les écrivains se distinguaient les uns des autres par une personnalité qui n'était pas seulement une posture dictée par la perversion d'un système médiatique omnipotent. Blondin, dans ce livre, et peut-être sans vraiment le chercher, exalte une France pittoresque à travers des personnages truculents, chaleureux, qui rappellent ces figures singulières dont sans doute chacun de nous peut encore trouver un exemple dans ses archives familiales. Au côté de sa pauvre mère dépeinte comme une femme un peu loufoque et gentiment désinvolte, et de Popo la clocharde érudite à la verve intarissable, Blondin brosse également les portraits à la fois réalistes et fantasques de deux figures littéraires de son entourage, Roger Nimier – son complice et ami fidèle jusqu'à la mort – et Albert Vidalie dont l'éloquence et la passion pour la chose militaire – et Napoléon en particulier – rappelle les envolées lyriques avinées de Jean Gabin dans la version cinématographique « audiardisée » du classique de Blondin, Un singe en hiver.

« (…) Monsieur Jadis débordait de gratitude pour un ami dont le seul défaut était celui de la cuirasse, tenait précisément à cette carapace où il se dérobait. Il se dit qu'il y avait du homard dans son cas.
— Tâche de te tenir à table, conclut Roger. Elles ont huit et neuf ans, ne l'oublie pas. Évite de proférer des gros mots comme travail, famille, vaisselle ; ne les fais pas trop rire, ça vieillit les enfants... Et puis ferme la porte derrière toi en partant et rentre tirer un coup à ton hôtel. Cette nuit, pour les natures un peu sociables, il descend des créatures dans toutes les cheminées. (...) » (pp.120-121)

« (…) Depuis le matin, j'avais senti qu'une catastrophe – à notre mesure – se tramait quelque part. Mon anxiété venait d'être prise à contre-pied : ce n'était pas du côté d'Odile qu'habitait le danger, ce piège qui se referme sur une journée mal engagée pour en faire un cauchemar, c'était chez Albert, c'était donc chez moi.
Quand il est entré, enchaîna Jean-Claude, il n'était pas au maximum de sa férocité, mais il fredonnait ses marches militaires, qui lui réussissent généralement moins bien que ses chansons de matelots : « On leur percera le flanc, ran-tan-plan... », si vous voyez ce que je veux dire. Il avait harponné ma préposée et la sommait de jouer les Batteries de l'Empire, disque admirable si on l'accompagne d'un Black-Velvet ou d'un Bloody-Mary et que nous ne passons qu'à cinq heures du matin pour mettre en déroute la gueule de bois. Je n'avais pas compris qu'Albert avançait beaucoup. Au troisième beaujolais, il s'est lancé dans un récit ébouriffant de la bataille d'Austerlitz (il faudra que je lui demande de me le refaire une autre fois). J'avais ici, sans m'en douter, des Provençaux, des Basques, des Normands en haleine, il te les a mobilisés dans la fascination... C'était le charivari par les augustes, mais chacun, le plus sérieusement du monde, revendiquait un rôle dans la parade. Trop sérieusement même... car, à cette table, il y avait également nos copains sénégalais qui piaffaient d'impatience glorieuse et d'héroïsme contenu. Quand Albert a terminé la fameuse tirade : « Vous pourrez dire que vous étiez à Austerlitz et l'on vous répondra : voilà un brave ! », ils n'ont plus pu tenir ; ils ont délégué un porte parole : « Et nous, où est-ce qu'on était ? » Vidalie l'a regardé en faisant la moue et lui a balancé tout crûment : « A la roulante. » L'autre a marqué un temps d'arrêt. Sous l'effet du dépit, j'ai cru d'abord qu'il allait éclater en sanglots ; puis il a insisté, de plus en plus provocant : « Répète, répète un peu qu'on était à la roulante, et peut-être même pas à Austerlitz si ça se trouve ? » Le père Albert n'y est pas allé par quatre chemins : « C'est déjà bien beau, a-t-il dit ; à l'époque, vous étiez encore en esclavage. » Il n'avait pas achevé qu'ils lui sont tombé dessus. Mêlée générale... Sans qu'on ait pu intervenir, il s'est retrouvé dans la rue, une lame à la main, celle du gros couteau de paysan qui lui sert à tremper la soupe. Le malheur a voulu que les flics l'interpellent à ce moment-là ; se croyant toujours menacé, il s'est retourné contre eux. Résultat : l'Empereur est prisonnier ! (...) » (pp.91-92)

Une belle part du charme de ce livre réside à mon sens dans cette combinaison de truculence et de mélancolie ; mélancolie d'un homme qui se retourne sur une vie qu'il n'a pas l'impression d'avoir vraiment vécue, et mélancolie de son lecteur, qui s'imprègne d'un passé, d'une époque qu'il aurait certainement moins méprisé que la sienne.

« (…) Ce fut le bonheur conjugal, particulièrement tolérable en échantillons. Ils vécurent l'existence multiple du voyageur qui peut choisir ses comparses « à la carte » et un décor selon humeur. Ainsi la saveur de chaque journée renouvelait-elle ce couple dont les états d'âme n'étaient plus nourris que de paysages et de rencontres. (...) » (p.102)

« (…) La vieille Angleterre commençait à dégrafer son corset. Son débraillé fit d'abord mal à des cœurs qui l'admiraient. Son génie ne s'exprimait plus guère, cette année-là, que par des poètes blasphémateurs et des galopins aux cheveux longs. Les Anglais, qui cultivent le respect de la personnalité avec autant de soin que le gazon domestique, se donnaient les gants de l'indifférence, oubliant simplement que le gazon, ils le tondent. Londres, en particulier, avaient pris un sérieux coup de jeune et s'en remettait mal. Elle offrait l'image d'une ville gamine abandonnée par ses parents et livrée par une monstrueuse surprise-partie aux extravagances de baronets en haillons. Les douairières s'exilaient pour des week-ends de huit jours, les lords gardaient la Chambre ou s'enfouissaient la tête dans les bunkers des terrains de golf, les majors proclamaient qu'ils étaient prêts à rempiler dans l'armée des Indes, mais précisément il n'y avait plus d'Indes. Cette cité qu'on devinait dure, précise, âpre, se drapait ingénument dans un cotillon court-vêtu, qui ébranlait les arêtes gothiques de Westminster ou celles du Parlement et accentuait la réprobation au fronton des immeubles en forme de coffres-forts qui s'infléchissent sur le Strand. Une civilisation tremblait donc sur ses bases dans la splendeur violente du néon, mais la bedaine altière de la cathédrale Saint-Paul, dans sa ceinture de ruines, était toujours là pour attester la pérennité des institutions sous la vanité des catastrophes. Le bar du Ritz également. (...) » (pp.196-197)

21 octobre 2012

Paul LÉAUTAUD : In Memoriam

Dans ses entretiens avec Robert Mallet, évoquant « Le petit ami » - son tout premier livre -, Paul Léautaud admettait l'amoralité de ses écrits, terme qui comme le suggérait Mallet, définit beaucoup plus justement l'écriture de Léautaud que l'immoralité, qui induirait pour sa part une volonté de scandale que Léautaud n'a jamais privilégiée à sa liberté d'exprimer sa pensée en dehors de toute entrave morale.

En traitant la mort de son père de la manière la plus dépourvue de sentimentalisme qui soit, In Memoriam - second livre de l'écrivain - pousse peut-être plus loin encore l'amoralité de Léautaud. Dans ce récit, l'écrivain, qui plus d'une fois a montré sa fascination pour la mort, détaille en effet assez froidement l'agonie de son géniteur, tout en consacrant préalablement une large part de la centaine de pages du récit à se plonger dans ce qui lui est plus naturel encore : ses souvenirs. La vie de ce père presque étranger défile sans amertume, on frise même parfois l'hommage involontaire lorsque Léautaud dépeint la force de la nature, l'homme à femmes insatiable que fut ce père à l'article de la mort.

« (…) Il paraît qu'il avait été irrésistible, que toutes les femmes en étaient amoureuses, et qu'il eut de ces bonnes fortunes qui comptent dans la vie d'un homme. Je me souviens d'un dîner d'artistes, il y a une quinzaine d'années, où quelqu'un le présenta comme ayant eu, en son temps, les plus jolies femmes de Paris. Pourquoi s'en étonner ? Une dame qui l'a beaucoup connu m'a raconté, au lendemain de sa mort, que dans ses beaux jours, qui durèrent longtemps, il lui arrivait souvent de coucher avec deux femmes à la fois, et de les sauter, comme on dit, chacune trois ou quatre fois sans se faire prier. En amour, il faut du sentiment, c'est entendu, mais pas trop. (...) » (pp.11-12)

Mais les souvenirs passés, il ne reste plus qu'un moribond un peu dégoûtant, et la grande comédie sociale qui précède le deuil, et l'accompagne jusqu'à ce qu'on se soit tout à fait lassé de pleurer ce défunt qui ne nous était, tout compte fait, pas si cher. Et c'est dans cette sincérité crue et clairement assumée que réside une belle part de l'intérêt de l’œuvre de Paul Léautaud.

« (…) Rentré à Courbevoie vers onze heures, je passai la nuit à veiller avec les mêmes profits que j'ai décrits plus haut. Mon père s'entêtait toujours à vivre et le lendemain mercredi, dès le matin, pour savoir enfin à quoi nous en tenir, ma belle-mère et moi, nous fîmes revenir le médecin. Il constata tout de suite un certain progrès. L'attouchement d'un œil, le froissement d'un muscle du bras ne produisirent aucun réflexe. Le cerveau était pris à son tour, plus aucune sensibilité. Seulement ce cœur, qui continuait à battre comme un enragé ! Il n'y avait plus qu'à attendre, et pas très longtemps, assura cet homme.
Attendre ! c'était assez dans nos moyens, et depuis le dimanche précédent, nous ne faisions guère autre chose, malgré nos allures dévouées. Nous y ajoutions même un peu d'impatience, sans trop nous l'avouer. Puisque cela devait si bien finir, le plus tôt serait le mieux. C'est si vrai, aussi, qu'on se fait à tout ! Depuis quatre jours que cela durait, nous nous étions mis à la hauteur, et le temps dégringolait tout de même, ma belle-mère à son ménage, mon frère à son bureau, et moi assis commodément à côté de mon père, songeant déjà à ces pages, et en faisant dans ma tête le meilleur brouillon possible. Et puis, c'étaient les manèges habituels, que j'avais déjà vus à Calais, pour la mort de Fanny. Des gens venaient aux nouvelles et il fallait bien les faire entrer. Un coup d’œil au malade, et l'on s'asseyait en rond autour du lit, pour bavarder. On parlait bien un peu du mourant, et de la mort, oui, le premier quart d'heure, mais rien n'était plus vite épuisé que les sujets éternels, et l'on arrivait à parler d'autre chose. On allait même jusqu'à rire, ma parole ! Quel brillant il prenait alors à mes yeux, celui qui était étendu là, qui ne disait plus rien, qui ne regardait plus rien, la bouche s'ouvrant seulement automatiquement sous la poussée de son souffle. C'était donc là toute la douleur des vivants pour les morts ! (...) » (pp.84-86)

23 septembre 2012

Pierre Gaxotte, sur l'opinion


« (...) Voulez-vous connaître notre secret ? Parcourez nos faubourgs et regardez les antennes plantées en forêt très dense sur les immeubles. L'individu français est mort. Ou moribond. Il ne reste que la masse française, qui, chaque jour, reçoit sa vérité courant sur les ondes. De son réveil à l'heure du sommeil, elle est plongée dans un bain de propagande, sans posséder les connaissances, ni l'esprit critique qui lui permettraient de se défendre. (...) »

Pierre Gaxotte, Le nouvel Ingénu (1972) ; Librairie Arthème Fayard.

30 août 2012

Paul Valery, sur l'amour


« Il n'existe pas d'être capable d'aimer un autre être tel qu'il est. On demande des modifications, car on n'aime jamais qu'un fantôme. Ce qui est réel ne peut être désiré, car il est réel. Je t'adore... mais ce nez, mais cet habit que vous avez...
Peut-être le comble de l'amour partagé consiste dans la fureur de se transformer l'un l'autre, de s'embellir l'un l'autre dans un acte qui devient comparable à un acte artiste, - et comme celui-ci, qui excite je ne sais quelle source de l'infini personnel. »

Paul Valéry, Tel quel (1941) ; éditions Gallimard.


Le texte lu par Fabrice Luchini, dans son spectacle « Le point sur Robert », disponible en dvd.



28 août 2012

Henry Miller, sur le monde moderne


« (...) Notre monde est un monde d'objets. Il est fait de conforts, de luxes ou sinon du désir de les posséder. Ce que nous redoutons le plus, en face de la débâcle qui nous menace, c'est de devoir renoncer à nos gris-gris, à nos appareils et à tous les petits conforts qui nous ont rendu la vie si inconfortable. Il n'y a rien de brave, de chevaleresque, d'héroïque ni de magnanime dans notre attitude. Nous ne sommes pas des êtres amis de la paix ; nous sommes timides, pleins de suffisance, nous avons perpétuellement la tremblote et le cœur sur les lèvres. (...) »

Henry Miller, Le cauchemar climatisé (1945) ; traduction de Jean Rosenthal pour les éditions Gallimard (1954)

Philippe Muray, sur la télévision et le spectacle


« (...) Les ennemis du culte spectaculaire, hélas, sont en général presque aussi dérisoires que le Spectacle lui-même. De temps en temps, on organise sur eux de grandes enquêtes. On montre des émissions, par exemple, sur une peuplade bizarre, ultra-minoritaire et surtout exaspérante : les gens qui n'ont pas de poste de télévision chez eux. On les baptise « téléphobes » parce qu'il est essentiel de ne pas laisser croire qu'il pourrait s'agir de simples indifférents, d'agnostiques paisibles, détachés ; leur non-pratique de la télé ne peut être qu'une névrose, une maladie pernicieuse, le résultat d'une étrange « phobie ». On leur demande comment ils font, comment ils peuvent vivre sans images à domicile. Ils répondent que ça va, merci, qu'ils tiennent le coup, qu'ils voient des amis, qu'ils sortent, etc. Mais ils disent cela, en général, avec une fatuité qui prouve à quel point eux-mêmes sont convaincus de l'anomalie de leur position, et persuadés qu'ils ne pourront pas continuer à s'y tenir éternellement.
Ainsi notre monde s'interroge-t-il sur ses propres abstentionnistes à la façon dont la raison instituée, satisfaite et en même temps inquiète d'elle-même, pour se rassurer sur sa légitimité, se penche sur le mystère de la folie.
On pourrait si facilement vivre sans le Spectacle que ce serait épouvantable si un pareil secret de polichinelle venait à être connu de tous. Il convient donc de l'éventer, avant qu'il ne fasse des ravages, et pour le réduire à néant.
La plus belle ruse de cet univers, c'est de nous faire croire qu'il existe. »

Philippe Muray, L'empire du Bien (1991) ; éditions Les Belles Lettres.


27 août 2012

Karl Kraus, sur l'amour


« Ce qui importe en amour, c'est de ne pas paraître plus bête qu'on ne le devient. »

Karl Kraus, Aphorismes - Dires et contre-dires (1909) ; Bibliothèque Rivages (2011) pour cette nouvelle traduction française de Pierre Deshusses. 

24 août 2012

Richard MILLET : Le goût des femmes laides

Depuis quelques années, il n'est pas une sortie télévisée ou radiophonique de Richard Millet qui ne soit suivie d'un concert d'indignation des gens bien comme il faut. « Comment a-t-il pu dire cela ? », s'interroge-t-on dans les journaux bien comme il faut. Comment ? A une époque où l'habit fait le rebelle, on n'a plus tellement l'habitude d'entendre des opinions divergentes. Dans un monde uniformisé d'un océan à l'autre, l'idée qu'on puisse conserver un vif attachement à son terroir et à ce que l'on est ou plutôt ce que l'on fut est devenue parfaitement intolérable, et dans cette lutte à un contre des millions, Richard Millet – qui au fond ne dit rien d'autre que son attachement à ce que son pays a pu être – ne sera sans doute bientôt plus qu'un souvenir dans le « paysage audiovisuel », sans que personne ne se demande comment on a pu faire cela.

Richard Millet n'a pourtant pas toujours été cet ignoble rétrograde, du moins il n'a pas toujours aussi clairement affiché cet esprit retors aux préceptes de son temps. Il fut même, de l'avis de gens bien comme il faut, un écrivain contemporain de talent, ce qui est suffisamment rare pour friser l'oxymore. Mais ça, c'était avant, et on le déplore. A croire que les gens bien comme il faut, eux aussi, peuvent sombrer dans la nostalgie.

Richard Millet aurait donc changé ? Pas tant que ça en réalité. Dans Le goût des femmes laides, en tout cas, les entorses à la béatitude obligatoire ne sont pas si rares. Un exemple ?

« Je ne prévoyais bien sûr pas les déviations des manières de penser contemporaines pour qui, aujourd'hui, tout est beau, au moins moralement : une dignité de façade, égalitaire et hypocrite, qui fait non pas trouver réellement beaux les disgraciés, les obèses, les handicapés, les mongoliens, sur les amours desquels je n'aurais jamais pensé qu'on se pencherait un jour avec une curiosité d'ethnologues attendris, mais leur octroie une beauté plastique, il faut bien le dire, et j'en savais quelque chose, pour avoir surpris, à Siom, des accouplements de la sorte, ou contre nature, et les renvoie, ces éclopés, ces avortons, ces demeurés, à la solitude d'une compassion obligée, ou de prétendu respect. Le visage est aujourd'hui la place forte d'une identité partout ailleurs battue en brèche, et attenter au visage un délit qui rendra bientôt la littérature impossible, soutient ma sœur, grande lectrice de Voltaire et qui voit se réduire peu à peu cette forme civilisée de l'insulte qu'est l'ironie. » (pp.86-87)

Comment les gens bien comme il faut peuvent-ils ne pas se sentir montrés du doigt par ces quelques lignes ?

Au-delà de la subtilité de son analyse des mœurs modernes, cet extrait est également représentatif du style de Richard Millet, au travers duquel transparaît tant son érudition que – revers de la médaille – la relative incapacité qu'il a à exprimer ses idées de manière concise et simple. Sans pour autant être indigeste, sa syntaxe est assez lourde ; l'usage de la parenthèse et des propositions multiples est quasi la règle : la phrase courte n'est clairement pas son truc.

Mais contrairement à bien des écrivains d'aujourd'hui, à la forme relativement lourde de l'écriture de Millet s'ajoute un fond solide. Et de ce point de vue, l'écrivain ne fait pas dans la dentelle. Il vise souvent juste dans ce qu'il dénonce et l'exprime avec beaucoup de précision. Ainsi, par exemple, définit-il l'écrivain moderne :

« (…) un personnage sans importance, récupéré par l'ordre social, et mis en pièce par ces ultimes prédatrices que sont les femmes, lectrices, mères, amantes, veuves ou filles. » (pp.115-116)

Et bien évidemment, lorsque Millet traite le sujet central de ce roman publié en 2005, à savoir la construction d'un homme obsédé par sa laideur, et son rapport aux autres, et particulièrement aux femmes, l'écrivain ne manque pas plus de ressource. Si le propos de son narrateur est parfois usant par le ton un peu geignard qu'il emploie à force d'évoquer sa laideur, ses analyses, elles, font mouche, heurtant ici encore plus ou moins vivement quelques grandes certitudes de notre époque.

« (...) Dès lors la conversation était close, l'honneur sauf, la domination féminine rétablie, puisque ce sont les femmes qui, plus ou moins secrètement mais avec une volonté de mettre fin à ce secret et à cette discrétion par un principe légal d'égalité, règnent sur le monde – qui sont le monde, pourrait-on dire, en ce début de millénaire où il leur est possible de se reproduire sans l'intervention directe du mâle, tout souci de filiation, de nom, de famille étant désormais obsolète, l'eugénisme devenant une affaire de femmes, et les hommes ne vivant plus que dans leur propre reflet, dans le regard des autres, des femmes notamment, les sexes étant plus isolés que jamais, par-delà la laideur et la beauté, mais les laids et les beaux plus encore, parce que rares, objets de répulsion ou de convoitise extrêmes. » (pp.147-148)

Un autre exemple de cette écriture assez grasse, mais qui ne sacrifie jamais le fond à la forme. Mais Richard Millet sait aussi faire court et direct :

« (…) toute vie est une plus ou moins lente façon de se résigner à ce qu'on est. (...) »

Une leçon sur laquelle les gens bien comme il faut pourraient peut-être se pencher, entre deux indignations ?

22 août 2012

Henri CALET : Le croquant indiscret

En littérature, il est des écrivains bien nés, et des écrivains pas nés du tout. Certains ont la plume aristocratique, d'autres dégoisent comme le peuple. Et puis il y a Henri Calet, un écrivain pas né du tout, à la plume aristocratique, ou tout au moins, distinguée. Calet n'en fait jamais trop, sa prose se contente d'être élégante, légère, et incomparablement distanciée sur les choses comme sur lui-même ; Calet excelle incontestablement dans l'art d'observer et restituer avec justesse, sans les excès des uns ou les affectations des autres, et sans les partis pris des uns comme des autres.

Alors quand Calet s'essaie à une vie de chroniqueur mondain, le ton ne vire pas plus au panégyrique qu'à la diatribe. L'écrivain a trop conscience de l'insignifiance des choses pour prendre parti, et trancher entre le blanc et le noir. Parfois, il se laisse aller à une critique des mœurs bourgeoises de ses hôtes, pour s'amuser quelques lignes plus loin de l'attrait que tout ce joli monde peut avoir sur lui, malgré lui.

« (…) Ces beaux quartiers m'ont toujours donné des pensées saugrenues et contradictoires. Ils sont, en définitive, l’œuvre des riches, des gens de goût, des aristocrates. Ce n'est pas le mot œuvre qui convient ici. Disons que les riches sont le cerveau ; nous nous chargeons de fournir les bras. C'est à eux que revient l'initiative de ces places, de ces perspectives, de ces avenues, de ces palais. Seuls, nous n'y aurions sans doute jamais songé ; il est des plus probable que nous croupirions encore dans nos huttes d'antan.
Les puissants, on les envie, on les hait, on essaie de les déposséder, de prendre leur place... Ce n'est pas chose commode. Il est arrivé exceptionnellement qu'on les a décapités, mais les têtes ont repoussé. Les H.P. demeurent, et nous restons dans nos régions. Confessons-le : nous sommes assez fiers de cette richesse qui n'est pas à nous.
Il me souvient de certaines balades que j'ai faites par là, jadis, en compagnie de mon père. Nous en venions toujours au même petit passe-temps qui consistait à estimer le nombre de ces propriétaires d'H.P. et nous nous amusions à évaluer ce que pouvait être leur fortune commune.
Que l'on ne me prête pas des opinions extrémistes que j'ai dû perdre en chemin. Grâce à nos riches, nous avons une ville propre et monumentale où il nous est tout de même permis de faire de jolies excursions.
D'ailleurs, nous avons aussi notre raison d'être. En jouant convenablement notre rôle d'ilotes involontaires, ne redonnons-nous pas aux « heureux » le goût de l'existence ? Sans nous, ils risqueraient d'être encore bien plus à plaindre. Ce que je cherche ainsi à mettre en évidence, c'est l'utilité adventice des pauvres en tant que repoussoirs. Dans un ordre de conjectures à peu près analogue, on pourrait parler de la nécessité des fous, sans qui il ne nous serait jamais possible de savoir si nous sommes ou non des êtres normaux. (...) » (pp.45-46)

« Il m'advenait une chose singulière. Ma personne, mon âme si l'on préfère, était le lieu d'un avatar. J'étais presque devenu un homme différent de moi-même. Loin des espaces de la Muette, ou de l'Etoile ou de la place Vendôme, j'étais mal en train. Je vivais tout entier dans le grand monde, je partageais ses préoccupations. En dehors de cela, plus rien ne comptais pour moi. C'est un dépaysement à rebours que je ressentais : j'étais chez moi chez les autres. J'éprouvais une sensation de chagrin confus quand, en autobus, je passais de leur secteur au mien. Il fallait à mon sang l'air de Passy. Je tendais à me policer ; je crois même que je me pommadais un peu. Il me venait des talons rouges partout. Le moindre contact avec la triste médiocrité des indigènes de nos quartiers me troublait profondément. Ainsi, je me rappelle qu'un jour, dans le « 48 » (direction : Porte de Vanves), au sortir de je ne sais quel boudoir, une grosse femme m'a dit :
— Pardon, mon pauvre monsieur, si je marche sur vos panards.
Tel était quasiment mon parler, à moi aussi, quelque temps auparavant. La meilleure méthode pour lutter efficacement contre les mauvaises influences du sol natal, était de m'élever sans cesse, moralement, intellectuellement, vestimentairement. (...) » (pp.80-81)

En une centaine de pages, Henri Calet s'échoue d'hôtel particulier en hôtel particulier. Les hôtes qui lui font la faveur de le recevoir sont des gens pressés, désabusés et insatisfaits de leur condition. Ce sont aussi des gens modestes, qui ne donnent que de petites réceptions de quelques dizaines d'invités, parce que leurs demeures sont trop exigües, et que les temps changent. On se plaint beaucoup, on médit sur les autres, on calomnie parfois, bref, on joue la comédie de la vie et les rôles ne sont pas bien différents des croquants du quatorzième ou d'ailleurs, seuls les atours et les codes changent, mais ils suffisent à séparer, à distinguer.

« (...) Il était évident que j'avais peu de chances de faire figure dans cette société. Avant tout, il me manque une décoration, Légion d'honneur ou autre faveur. Si encore j'étais sodomite, un tant soit peu... Non, de quelque côté que l'on me considère, je n'ai rien pour moi. (...) »

« (…) La duchesse, grande, maigre, myope, très apprêtée, fardée, m'a accueilli le chapeau sur la tête, comme si elle était sur le point de sortir. Sans perdre de temps, elle m'a présenté une longue suite de récriminations, mais sur un ton plutôt gentil.
Depuis la guerre, on remarque un retour à la simplicité. Il y a moins de plats à table. Les fournisseurs vous tendent la main les premiers. Moi, je leur fais un petit geste de la main, « Bonjour », je ne peux pas leur tendre la main. C'est la démocratisation. J'ai vu des femmes très bien serrer la main à ma femme de chambre. Dans vingt-cinq ans d'ici, les domestiques ne parleront plus à la troisième personne, ils vous diront : vous.
En peu de mots, elle avait dessiné les grandes lignes d'un univers de catastrophe. Et qui eût pu lui garantir que dans vingt-cinq ans d'ici, les domestiques ne vous diraient pas : tu ? Qui sait même si cette engeance existerait encore ? Il valait mieux n'y point trop penser. (…) » (pp.108-109)

« (…) Une pimpante secrétaire est venue me questionner. Peut-être pensait-elle que je me mettais sur les rangs en vue d'occuper quelque poste vacant. Sa curiosité était assez agaçante. Qu'avais-je fait dans la vie jusque là ? Une vie, c'est bien long à recommencer, de vive voix. Quelles étaient mes occupations du moment ? Cela aussi, c'était difficile à définir : je me livre à différentes petites besognes, pas très précises ; je fatrasse... Mais qu'avait-elle à m'interroger de la sorte ? Allait-elle exiger des certificats ? Et d'ailleurs, qu'est-ce que je faisais dans cette fabrique ? (...) » (pp.81-82)

« (…) tout le monde paraissait pressé ; l'un avait un dîner, l'autre une générale. Ultérieurement, j'ai reconnu souvent sur les figures de ces gens une même expression d'affolement de bête traquée : ils n'ont jamais le temps : un dîner, une générale, un dîner... (...) » (p.48)

Chez Calet, il n'y a de toute évidence pas les bons d'un côté et les mauvais de l'autre, il n'y a ni bons ni mauvais ; il y a des observations, des anecdotes, des vétilles qui meublent la vie, cette vie que la plupart des gens prennent tant au sérieux. Et ces petits riens, Calet les agglomère dans une atmosphère dont lui seul a la clé, un Paris des années 50 sur lequel il a refermé la porte en sortant du décor, aussi discrètement qu'il y était entré.

« (...) Elle m'a paru belle, mais je ne suis pas grand connaisseur... Le plus souvent, j'oublie de dévisager mes interlocutrices, je ne les vois pas ; je suis certainement ailleurs, mais où ? En y repensant, il me paraît que Mme M... n'avait plus que la beauté de la seconde jeunesse et qu'elle tâchait de la retenir, pour autant que ce soit faisable. (...) » (pp.46-47)

« (…) Ç'a été une bonne minute. Elle s'est inquiétée de ma santé. Le sujet m'est agréable ; je m'étends volontiers dessus. (...) » (p.99)

12 août 2012

Jules Renard, sur lui-même


« Je n'ai réussi nulle part. J'ai tourné le dos au Gil Blas, à l'Echo de Paris, au Journal, au Figaro, à la Revue hebdomadaire, à la Revue de Paris, etc. Pas un de mes livres n'arrive à un second tirage. Je gagne en moyenne vingt-cinq francs par mois. Si mon ménage reste pacifique, c'est grâce à une femme douce comme les anges. J'ai vite assez de mes amis. Quand je les aime trop, je leur en veux, et, quand ils ne m'aiment plus, je les méprise. Je ne suis bon à rien, ni à me conduire en propriétaire, ni à faire la charité. Parlons de mon talent. Il me suffit de lire une page de Saint-Simon ou de Flaubert pour rougir. Mon imagination, c'est une bouteille, un cul de flacon déjà vide. Avec un peu d'habitude, un reporter égalerait ce que, plein de suffisance, j'appelle mon style. Je flatte mes confrères par lettres et je les déteste à vue. Mon égoïsme exige tout. Une ambition de taille à regarder par dessus l'Arc de Triomphe, et ce faux dédain des médailles ! (...) et malgré cela, il y a, ma parole, des quarts d'heure où je suis content de moi. (...) »

Jules Renard, extrait des morceaux choisis de son Journal 1887-1910, daté du 29 novembre 1894 ; éditions Babel.

27 juillet 2012

Marcel Aymé, sur le mariage


« J'ai appris, je ne sais plus où, le mariage de J. Hackin, mais je ne sais plus contre qui. »

Marcel Aymé, extrait de sa correspondance citée dans le recueil L'art d'Aymé ; édition établie par Pierre Chalmin, Le cherche midi (2004).

26 juillet 2012

Antoine Blondin, sur l'existence


« (...) Sartre a raison : exister, c'est d'abord être de trop, absolument pas nécessaire, gratuit et absurde... (...) »

Antoine Blondin, Monsieur Jadis ou l'école du soir (1970) ; Gallimard

25 juillet 2012

Philippe Muray, sur la musique


« (...) Je me souviens de ce qu'écrivait Nietzsche, que l'existence privée de musique est une erreur et un exil ; mais chaque fois qu'un type, à dix immeubles de moi, pousse dans le rouge son matériel hi-fi pour me faire partager ses goûts, pour me faire participer à sa torpeur, pour me mettre à l'unisson, chaque fois que des amplis hurlants me visent avec beaucoup plus de précision que des Scuds, je me demande si Nietzsche, à ma place, resterait sur ses positions de 1888.
Une espèce de marée noire musicale beurre aujourd'hui les rives du monde. Tous les jours, des gens qui ne toléreraient pas que vous leur fumiez sous les narines vous soufflent leurs préférences aux oreilles. Les cordicolâtres sont des mélomanes infatigables. Il n'existe plus d'autre musique que la musique à écouter en groupe ; mais ne pas souhaiter l'entendre n'est nullement prévu au programme, ce serait comme de ne pas désirer ceux qui l'offrent à la cantonade. Batteries barbares. Synthés. Larsen tueurs. Compact-disques à guidage terminal. Leurs baffles sont des armes « propres ».
C'est bien commode, la musique, pour achever de vous convertir. C'est admirablement conçu pour vous rendre cool, sympa, communautaire, harmonique. Ça efface toutes les ombres et les critiques. Ça noie bien des réticences sous les émois pasteurisés. Ça fait passer bien des forfaits aussi. Le gros général américain dont j'aime mieux ne pas rappeler le nom s'endormait chaque nuit, dans le désert d'Arabie Saoudite, au son terriblement new age de gazouillis d'oiseaux qu'on lui avait enregistrés sur cassette. (...) »

Philippe Muray, L'Empire du Bien (1991) ; éditions Les Belles Lettres.
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