28 janvier 2012

Louis-Ferdinand CÉLINE : Mea culpa

En préambule, il ne sera pas question dans cet article de Semmelweis – la thèse soutenue par Louis-Ferdinand Céline en 1924 à l'issue de ses études de médecine – qui complétait le très court pamphlet Mea culpa dont il est reproduit, ci-contre, la couverture de l'édition originale. Jamais republié dans cette version depuis sa parution en décembre 1936, ce texte d'une petite vingtaine de pages écrit par Céline au retour de son voyage en U.R.S.S. est intégré depuis 1986 au septième tome des Cahiers Céline, publié chez Gallimard, qui sera traité dans son ensemble ultérieurement.

1936 est une année charnière dans le parcours de Céline. Mort à crédit, son second roman, est paru en début d'année, et contrairement à Voyage, la plupart des critiques l'éreintent pour des raisons que Céline ne comprend pas (près de 80 ans plus tard, on peut du reste toujours s'en étonner). Animé d'un esprit revanchard, Céline délaisse pour de nombreuses années le roman, pour se consacrer à un nouveau genre, moins contraignant, plus instantané, et, aussi, plus engagé : le pamphlet. Mea culpa sera le premier d'une série de quatre qui bouleverseront sans doute à jamais la perception de l’œuvre de l'écrivain.

Nettement moins controversé que les trois pamphlets suivants, Mea culpa s'en prend au mirage communiste avec l'extraordinaire violence qu'on connait à Céline ; cette brutalité lucide, mêlée d'ironie, d'absurde, de drôlerie.  De son séjour à Leningrad trois mois plus tôt, l'écrivain n'a retenu que les horreurs du système communiste, et il en identifie très clairement l'origine : l'homme et son ignominie congénitale.

Bien loin de l'angélisme prolétaire qui a nourri nombre d'esprits idéalistes de son temps (même si, à l'image de Gide quelques mois plus tôt, certains sympathisants d'hier commençaient déjà à déchanter), Céline pilonne la nouvelle caste dominante de Russie, à sa manière habituelle : aucune place n'est laissée à la mesure, l'écrivain rend l'ordure au centuple. Il prend du reste sa cible à partie dès les premières lignes, avec le mépris qui est dû à sa duplicité :

« Ce qui séduit dans le Communisme, l'immense avantage à vrai dire, c'est qu'il va nous démasquer l'Homme, enfin ! Le débarrasser des "excuses". Voici des siècles qu'il nous berne, lui, ses instincts, ses souffrances, ses mirifiques intentions... Qu'il nous rend rêveur à plaisir... Impossible de savoir, ce cave, à quel point il peut nous mentir !... C'est le grand mystère. Il reste toujours bien en quart, soigneusement planqué, derrière son grand alibi. "L'exploitation par le plus fort." C'est irréfutable comme condé... Martyr de l'abhorré système ! C'est un Jésus véritable !...
" Je suis ! comme tu es ! il est ! nous sommes exploités !"
Ça va finir l'imposture ! En l'air l'abomination ! Brise tes chaînes, Popu ! Redresse-toi, Dandin !... Ça peut pas durer toujours ! Qu'on te voye enfin ! Ta bonne mine ! Qu'on t'admire ! Qu'on t'examine ! de fond en comble !... Qu'on te découvre ta poésie, qu'on puisse enfin à loisir t'aimer pour toi-même ! Tant mieux, nom de Dieu ! Tant mieux ! Le plus tôt sera le mieux ! (...) »

Ainsi commence la traque contre les illusions d'un système dont l'usage a plutôt donné raison à Céline.

25 janvier 2012

Karl Kraus, sur les agitateurs


« Le secret de l'agitateur, c'est de se faire aussi bête que ceux qui l'écoutent afin qu'ils croient être aussi intelligents que lui. »

Karl Kraus, Aphorismes - Dires et contre-dires (1909) ; Bibliothèque Rivages (2011) pour cette nouvelle traduction française de Pierre Deshusses.

24 janvier 2012

Louis-Ferdinand Céline, sur l'urbanisme


« (...) Les humains se traînent dans Paris. Ils ne vivent plus, c'est pas vrai !... Jamais ils n'ont leur compte humain de globules, 3 à 5 milliards au lieu de 7. Ils n'existent qu'au ralenti, en larves inquiètes. Pour qu'ils sautent, il faut les doper ! Ils ne s'émoustillent qu'à l'alcool. Observez ces faces d'agoniques... C'est horrible à regarder... Ils semblent toujours un peu se débattre dans un suicide... Une capitale loin de la mer c'est une sale cuve d'asphyxie, un Père-Lachaise en convulsions. C'est pas de l' "Urbanisme" qu'il nous faut !... C'est plus d'Urbanisme du tout ! La banlieue, faut pas l'arranger, faut la crever, la dissoudre. C'est le bourrelet d'infection, la banlieue, qu'entretient, préserve toute la pourriture de la ville. Tout le monde, toute la ville à la mer ! sur les artères de la campagne, pour se refaire du sang généreux, éparpiller dans la nature, au vent, aux embruns, toutes les hontes, les fientes de la ville. Débrider toutes ces crevasses, ces rues, toutes ces pustules, ces glandes suintantes de tous les pus, les immeubles, guérir l'humanité de son vice infect : la ville... Quant à nos grandes industries, ces immenses empoisonneuses, toujours en train de gémir après la Seine et les transports, on pourrait bien les contenter, les combler dans leurs désirs... les répartir immédiatement sur tous les trajets d'autostrades, sur tout l'immense parcours rural. C'est pas la place qui leur manquerait par catégories. Elles auraient des mille kilomètres de grands espaces de verdure pour dégager leurs infections... Ça dissout bien les poisons, des mille kilomètres d'atmosphère, le vert ça prend bien les carbones... Extirper les masses asphyxiques de leurs réduits, de leur asphalte, les "damnés de la gueule vinasseuse", les arracher du bistrot, les remettre un peu dans les prairies avec leurs écoles et leurs vaches, pour qu'ils réfléchissent un peu mieux, voir s'ils seraient un peu moins cons, les femmes un peu moins hystériques, une fois moins empoisonnés... (...) »

Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre (1937).

18 janvier 2012

André GIDE : La symphonie pastorale

Difficile, lorsqu'on s'intéresse à la littérature française fin XIXe / début XXe, de faire l'impasse sur André Gide. Et pourtant, tout me portait à m'y résoudre. Je n'ai d'une part jamais été ébloui par ce qui filtre de sa pensée ou de sa personnalité, à travers citations ou témoignages de contemporains (Léautaud en parle souvent dans son journal), et la lecture demeurée inachevée de L'immoraliste, sans m'assommer, me laissa également assez indifférent. En fin de compte, les seuls écrits de Gide m'ayant marqué jusque là furent sa critique de Bagatelles pour un massacre, dont il défendait assez dignement les qualités littéraires. Gide prenait là le parti d'un Louis-Ferdinand Céline qui pourtant ne l'épargnait pas dans son livre, et sa thèse me paraissait, sur l'instant, plutôt convaincante, autant que son avis semblait sincère.

Cette sincérité, je ne saurais l'identifier précisément dans La symphonie pastorale, pas plus sans doute que dans tout autre roman de Gide. Non qu'elle soit véritablement absente de son œuvre, mais pour la simple raison que je suis incapable de l'apprécier dans une œuvre de fiction, de la même manière que je suis bien en peine d'extraire d'un texte fictionnel un point de vue pertinent.

Publié en 1919, ce roman est un faux journal intime, tenu par un pasteur vivant avec sa famille dans le Jura suisse. Le journal est dédié aux progrès de Gertrude, une enfant aveugle et quasi sauvage, recueillie par le narrateur qui s'efforce au fil des pages, tout en s'émerveillant, de l'éveiller à la culture et à la vie.

« (...) Gertrude avait ceci de bien qu'elle ne faisait jamais semblant de comprendre, comme font si souvent les gens, qui meublent ainsi leur esprit de données imprécises ou fausses, par quoi tous les raisonnement ensuite se trouvent viciés. Tant qu'elle ne s'en était point fait une idée nette, chaque notion demeurait pour elle une cause d'inquiétude ou de gêne. (...) »

Derrière cette histoire assez banale, Gide cherche manifestement à opposer la foi à la nature véritable de l'homme. Il y a d'un côté les préceptes religieux et la morale chrétienne, de l'autre les pulsions, d'autres diront les sentiments. Et le narrateur essaie au fil du récit d'adapter  les uns et de maîtriser les autres.

La symphonie pastorale est aussi une réflexion sur la perception du monde et des choses. A travers la cécité de Gertrude, et le rôle d'interprète qu'il se donne, le pasteur prend conscience de la laideur des choses à laquelle l'enfant peut échapper grâce à (ou à cause de) son infirmité.

L'écriture a le mérite d'être sobre et précise, c'est l’œuvre d'un homme évidemment érudit (ne serait-ce que dans sa connaissance des textes religieux), l'atmosphère y est – comme son titre – pastorale et apaisante, bref, ce court texte est dans l'ensemble très agréable à lire. Reste que, pour mon goût personnel – et je vais une fois de plus seriner mes petites vérités – il manque l'essentiel : l'intime, la véritable impudeur, celle d'un écrivain qui ne se cache pas derrière des personnages.

« (...) Bien des choses se feraient facilement, sans les chimériques objections que parfois les hommes se plaisent à inventer. Dès l'enfance, combien de fois sommes-nous empêchés de faire ceci ou cela que nous voudrions faire, simplement parce que nous entendons répéter autour de nous : il ne pourra pas le faire... (...) »

12 janvier 2012

Jules RENARD : Journal - 1887-1910 [recueil d'extraits]

Dans mes souvenirs croupissants de lectures scolaires, Jules Renard était, comme tous les auteurs au programme, un beau raseur. Ce préjugé a tenu bien des années avant que ce journal ne tombe enfin entre mes mains.

Je devrais plutôt dire : ces morceaux choisis du journal, car sur les centaines de pages publiées pour la première fois entre 1925 et 1927 – soit une quinzaine d'années après sa mort –, il n'en reste ici que 300, répertoriées sous la forme d'un lexique dont chaque mot renvoie à un ou plusieurs extraits dudit journal.

Choix d'édition discutable, un peu perturbant à la lecture des premières pages pour qui est attaché au déroulement chronologique d'un journal intime classique, mais finalement vite adopté pour découvrir par bribes la vie et les idées de ce singulier écrivain français. Car c'est bien de cette manière que Jules Renard apparait au fil des pages. Il appartient à cette rare espèce d'écrivains qui tentent de capter la vérité des choses et des êtres dans leur plus stricte nudité. 

« (...) Comme la conversation devient intéressante, et comme bientôt on s'anime, dès que, au lieu de traiter seulement de l'art, on traite de l'argent qu'il rapporte ! (...) »

« (...) L'esprit est à peu près, à l'intelligence vraie, ce qu'est le vinaigre au vin solide et de bon cru : breuvage des cerveaux stériles et des estomacs maladifs. (...) »

« (...) Les libres penseurs qui se convertissent me font l'effet de ces hommes chastes qui méprisent la femme jusqu'à ce qu'ils se fassent engluer par la première vieille peau venue. (...) »

C'est clairement ce qui apparaît dans cette anthologie. Elle présente la pensée d'un homme libre dans un monde où les apparences ne sont que fins paravents à la médiocrité des hommes. Et la première personne chez qui Jules Renard la traque, c'est lui-même. Toujours à se remettre en question, à douter de son talent, les pages sur l'écriture sont nombreuses et particulièrement remarquables (elles ont d'ailleurs donné lieu à un petit  recueil : Leçons d'écriture et de lecture, aux Éditions du Sonneur). 

« (...) L'entraînement du porte-plume. Toute seule, la pensée va où elle veut. Elle tire de son côté, lui du sien. Elle est comme un aveugle que son bâton conduit de travers, et ce que je viens d'écrire n'est déjà plus ce que je voulais écrire. (...) »

« (...) Je prétends qu'une description qui dépasse dix mots n'est plus visible. (...) »

« (...) "Ciel" dit plus que "ciel bleu". L'épithète tombe d'elle-même, comme une feuille morte. (...) »

« (...) Cette prétention de faire vrai, qu'ont eue tous les grands écrivains, nous l'avons plus forte, de jour en jour. Mais approchons-nous de la vérité ? Demain ou après-demain nous serons faux, jusqu'à ce que cet univers soit las d'être inutile. (...) »

Mais Jules Renard ausculte aussi l'homme qu'il est, il admire sa femme mais ne se cache pas ses pulsions volages lorsqu'il en croise une autre. Il réfléchit aussi beaucoup à son rôle de père de famille, observe froidement la comédie du deuil chez lui et chez les autres, et ne se voile pas la face quant à sa propre vanité. 

« (...) C'est si ennuyeux le deuil ! A chaque instant il faut se rappeler qu'on est triste. (...) »

« (...) Nous nous avouons ceci : quand un être qui nous est cher est malade, et que la mort est toute prête, nous souffrons d'avance des gestes qu'il nous faudra faire pour montrer notre douleur, mais nous ne pensons pas à l'être qui nous est cher. (...) »

« (...) Promenade à Versailles dans l'automobile de Guitry.
A chaque instant je me sens le cœur d'un richard. Je regarde les passants avec des yeux pleins de vanité ; ou bien je ne les regarde même pas : je suis un homme absorbé par de grosses affaires ; ou bien je prends l'air habitué, dégoûté.
Mais, pauvre imbécile, cette voiture à pétrole n'est pas à toi ! (...) »

« (...) Oui, je porte ma décoration. Il faut avoir le courage de ses faiblesses. (...) »

Au delà de la pensée remarquable qu'elle développe, cette anthologie recèle un autre charme indéniable : elle propose un voyage dans le temps et laisse une trace d'une France aujourd'hui ensevelie par le monde moderne. La France rurale de ses origines, et la France parisienne de son succès, un contraste que Jules Renard entretint sa vie durant, vivant la moitié de l'année à la campagne à Chitry, et l'autre à Paris dans la « bonne » société des Lettres. On croise donc au fil des pages des paysans nivernais autant que des figures de la Troisième République comme Jaurès, ou des Arts de la fin du XIXe siècle comme les frères Goncourt, la comédienne Sarah Bernhardt ou encore son ami Edmond Rostand. Et toujours, cette exigence de vérité qui donne un panorama sans doute assez authentique de cette France irrémédiablement perdue, le tout dans une langue sobre, sans artifices. Une langue indémodable, en somme. 

« (...) Aujourd'hui on ne sait plus parler, parce qu'on ne sait plus écouter. (...) La conversation est un jeu de sécateur, où chacun taille la voix du voisin aussitôt qu'elle pousse. (...) » 
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