29 octobre 2015

Cioran, sur l'action


« Je réagis comme tout le monde et même comme ceux que je méprise le plus ; mais je me rattrape en déplorant tout acte que je commets, bon ou mauvais. »

Emil Cioran, De l'inconvénient d'être né (1973) ; Gallimard / Folio.

23 octobre 2015

Jean Clair, sur la culture


« (...) l'amour de la culture aussi est un monothéisme. A l'école, on appelait cet Universel la culture « générale ». Et l'on apprenait que le passage du polythéisme au monothéisme avait été décisif. La loi du Père contre la pullulation des idoles.
Que dire alors du chemin inverse ? Atomisée, pulvérisée, « éclatée », « explosée », la culture ne cesse de retomber en cotillons et confettis. On dit désormais  « culture » pour dire la petite religion du local, le triomphe de la proximité, le goût du particulier, le denier du culte, le chatouillis idiosyncrasique, le jargon de la secte, le verlan des banlieues, l'habitus domestique, la manie du quidam, la dévotion du gri-gri, la prière aux lares, l'islamo-bouddhisme en six leçons, le port du pantalon effrangé, l'araignée dans le plafond, l'exotisme culinaire, l'apprentissage des patois disparus, le double anneau dans le nez, les sports de l'extrême, l'exhibition de l'unicum anatomique, la fièvre obsidionale, Proust en trois cents mots, le règlement d'entreprise, le grillon du foyer, la lecture pour illettrés, le musée pour aveugles, le vu à la télé, le Campus pour tous et le voyage aux îles...
Au nom de l'Autre, mais non d'autrui, la culture de proximité, non du prochain, avec son tutoiement obligatoire, soumet chacun, non sans hargne, à la singularité linguistique, à la particularité ethnique, à l'entomologie vestimentaire, à la tératologie physiologique, à la marginalité comportementale, au vocabulaire inouï, aux syntaxes extravagantes, aux décibels d'enfer. A chacun sa culture, donc, collages saugrenus de débris, de vestiges, de fonds de pot ou de tiroir, mœurs de flibustiers pullulant autour d'un naufrage. »

Jean Clair, extrait du Journal atrabilaire (2006) ; éditions Gallimard / Folio.

4 avril 2015

Jean Dutourd, sur la culture dans les médias


« (...) la culture est une espèce de nuage intellectuel, fait de réminiscences approximatives et de bribes de savoir attrapées à l'occasion. Elle s'exprime principalement par allusions, ce qui présente une double commodité : on n'a pas besoin de connaître ce à quoi l'on se réfère et on a l'air savant au point de ne plus se servir de sa science que comme d'un ornement du « discours ». Le lecteur y trouve son compte car vos allusions, à force d'être répétées, lui deviennent transparentes, ce qui le porte à croire qu'il est, lui aussi, « un homme de culture », et qu'il saisit le « non-dit » avec autant de facilité qu'un « tennisman » rattrape une balle par un « passing » (...) »

Jean Dutourd, Ça bouge dans le prêt-à-porter ; Flammarion (1989).

Jean Meyer, sur la vérité historique

« (...) n'en déplaise à d'aucuns : la vérité n'est pas relative, ni affaire de « mentalités » (qui sert, trop souvent, de misérable excuse). Elle est une : il s'agit de la restituer, telle qu'elle fut. (...) »

Jean Meyer, Professeur à l'Université de Paris IV-Sorbonne, dans sa préface au livre de Reynald Secher : « Le génocide franco-français : la Vendée-Vengé » ; Presses Universitaires de France (1986).

13 mars 2015

Pétrarque, sur ses contemporains


« Des hommes actuels, la seule vue m'offense ; mais les Anciens, leur souvenir, l'ombre de leurs gestes, les syllabes de leurs noms me remplissent d'une joie splendide. »

Pétrarque (1304-1374), cité par Frantz Funck-Brentano dans « La renaissance » (1935).

12 mars 2015

Régine Pernoud, sur le délit d'opinion


« (...) Quelle époque peut mieux que la nôtre comprendre l'Inquisition médiévale, à condition que nous transposions le délit d'opinion du domaine religieux au domaine politique ? Il est même très surprenant pour l'historien de constater cette montée, envahissante en tous pays, de la sévérité envers le délit d'opinion politique. Toutes les exclusives, tous les châtiments, toutes les hécatombes semblent en notre temps justifiés pour punir ou prévenir déviations ou erreurs quant à la ligne politique adoptée par les pouvoirs en exercice. Et dans la plupart des cas il ne suffit pas de bannir celui qui succombe à l'hérésie politique, il importe de convaincre, d'où les lavages de cerveau et les internements interminables qui usent en l'homme la capacité de résistance intérieure.
Lorsqu'on pense à l'effroyable bilan, à la dépense insensée en vies humaines – pire encore que celle des deux « grandes guerres »... – par lesquels se sont soldées les révolutions successives et le châtiment des délits d'opinion en notre XXe siècle, on peut se demander si en ce domaine du délit d'opinion la notion de progrès ne se trouve pas mise en échec. Pour l'historien de l'an 3000, où sera le fanatisme ? Où l'oppression de l'homme par l'homme ? Au XIIIe siècle ou au XXe ? »

Régine Pernoud, Pour en finir avec le Moyen Âge (1979) ; éditions du Seuil / Points Histoire

Charles de Peyssonnel, sur la lecture et la conversation

« Converser sans lire, c'est vouloir bâtir sans matériaux ; lire sans converser, c'est amasser sans cesse des matériaux sans jamais bâtir. La lecture nous apprend ce que les auteurs ont pensé ; la conversation nous aide à discerner s'ils ont pensé juste ou s'ils ont donné dans l'erreur. En lisant, on se prévient souvent pour ou contre le livre qu'on lit ; c'est en conversant, en mettant au jour ce qu'on a lu, risquant ses réflexions et les comparant avec celles des autres, qu'on parvient à juger sainement et à tirer de l'étude tout le fruit qu'on en peut espérer. »

Charles de Peyssonnel, L'Antiradoteur ou le Petit Philosophe moderne (1782) ; republié en 2007 dans une version allégée sous le titre « Petite chronique du ridicule » ; Petite bibliothèque Payot.

11 mars 2015

Régine PERNOUD : Pour en finir avec le Moyen Âge

La légende d'un Moyen-Âge obscur et barbare ne tient pas longtemps face à l'érudition de quelques historiens médiévistes tels Régine Pernoud (1909-1998). Cette grande dame, formée à la prestigieuse école des chartes, résumait le fond de son agacement dans ce petit livre publié en 1979, qui s'emploie, non pas à liquider cette période, mais au contraire à la redécouvrir sous une lumière neuve, celle de la vérité historique issue non pas des racontars, mais des pléthoriques archives transmises par nos ancêtres.

Du haut de son arrogance, et fortement encouragé par une littérature plus ou moins récente qui n'a cessé de lui présenter le passé sous cet angle, l'homme moderne voit dans le millénaire « moyenâgeux » une période à peu près continue d’infamie, de violences, de tâtonnements et d'approximations... On qualifie d'ailleurs de « moyenâgeux » tout ce qui, du point de vue contemporain, paraît archaïque, indigne de notre irréprochable modernité. L'ennui, pour ne citer qu'un exemple que ne manque pas d'exploiter l'auteur, c'est que cette période a vu naître l'art gothique (terme autrefois péjoratif, soit dit en passant) et avec lui, ces cathédrales dont le monde entier vient admirer les splendeurs architecturales. Qu'un siècle de brutes épaisses ait enfanté pareilles merveilles pose un certain problème de vraisemblance.

Autre exemple significatif :

« (…) la même époque du Haut Moyen Age a vu se répandre le livre dans la forme où il se présente encore de nos jours, le codex, instrument s'il en fût de la culture, qui désormais remplace le volumen, le rouleau antique ; l'imprimerie ne pourra rendre les services qu'elle a rendus que grâce à cette invention du livre. (…) » (p.42)

Comme le rappelle Régine Pernoud, ces mille ans d'histoire sont généralement résumés en classe à quelques clichés, comme l'Inquisition et le servage. Or, notre compréhension de ces phénomènes est obscurcie par une représentation en grande partie fantasmée. Du premier, les historiens ont depuis quelques décennies apporté les nuances et les clés qui l'éloignent fortement du règne de l'arbitraire et des exactions commises au nom du fanatisme religieux, comme on nous l'a enseigné dès le plus jeune âge.

« (…) sous bien des rapports, l'Inquisition fut la réaction de défense d'une société pour laquelle, à tort ou à raison, la préservation de la foi paraissait aussi importante que de nos jours celle de la santé physique. On touche ici du doigt ce qui fait la différence d'une époque à l'autre, c'est-à-dire les différences de critères, d'échelle de valeur. Et il est élémentaire en histoire de commencer par en tenir compte, voire de les respecter, faute de quoi l'historien se transforme en juge. (…) » (p.104)

« (…) L'institution de l'Inquisition elle-même n'était pas sans présenter un côté positif dans le concret de la vie. Elle substituait la procédure d'enquête à la procédure d'accusation. Mais surtout, en un temps où le populaire n'est pas disposé à badiner avec l'hérétique, elle introduit une justice régulière. Car auparavant, c'était en bien des cas une justice laïque ou même un déchaînement populaire qui infligeait aux hérétiques les pires peines. (...) » (p.112)

Quant au servage, Régine Pernoud démontre avec clarté qu'assimiler ce statut à l'esclavage n'a guère de sens, dans la mesure où, contrairement à l'esclave antique (et à celui des périodes plus récentes), le serf avait des droits et n'était en rien considéré comme une chose sur laquelle le maître aurait un droit de vie ou de mort. Tel que présenté par l'auteur, le servage était plus une affaire de compromis imposés par les nécessités de l'époque :

« (…) beaucoup plus qu'une catégorie juridique déterminée, le servage est un état, lié à un mode de vie essentiellement rural et terrien ; il obéit aux impératifs agricoles et avant tout à cette nécessaire stabilité qu'implique la culture d'une terre. Dans la société qu'on voit naître aux VIe-VIIe siècles, la vie s'organise autour du sol qui vous nourrit et le serf est celui dont on exige la stabilité : il doit demeurer sur le domaine ; il est tenu de le cultiver, de bêcher, fouiller, semer et aussi de moissonner ; car s'il lui est interdit de quitter cette terre, il sait qu'il en aura sa part de moisson. En d'autres termes, le seigneur du domaine ne peut l'expulser, pas plus que le serf ne peut « déguerpir ». C'est cette attache intime de l'homme et du sol sur lequel il vit qui constitue le servage, car, par ailleurs, le serf a tous les droits de l'homme libre : il peut se marier, fonder une famille, sa terre passera à ses enfants après sa mort, ainsi que les biens qu'il a pu acquérir. Le seigneur, remarquons-le, a, quoique sur une tout autre échelle évidemment, les mêmes obligations que le serf, car il ne peut ni vendre, ni aliéner sa terre, ni la déserter. (...) » (pp.75-76)

Un autre chapitre important de ce livre est celui consacré à la place des femmes dans la société médiévale. Bien loin, là encore, du cliché féministe qui voudrait que la femme soit, depuis l'origine du monde, sous le joug de l'homme, et de celui, plus bête encore, qui voudrait qu'on considérât jadis que la femme était dépourvue d'âme, cette partie du livre montre une société médiévale plus proche des coutumes celtes, où l'équilibre est tel qu'on ne discerne pas vraiment de prééminence de l'un par rapport à l'autre, qu'ils ne s'opposent pas comme dans nos temps si éclairés. A travers moult exemples concrets, l'auteur montre que la femme – pour reprendre encore un cliché éculé – n'a pas attendu le XXe siècle pour prendre part à des votes ou à la vie intellectuelle de la société, pas plus qu'elle n'a attendu des lois de parité pour prendre sa part de pouvoir, qu'il fût politique ou religieux (le livre renvoie à de nombreux exemples d'abbesses que l'autorité intellectuelle et morale plaça au premier plan).

« (…) Dans les actes notariés il est très fréquent de voir une femme mariée agir par elle-même, ouvrir par exemple une boutique ou un commerce, et cela sans être obligée de produire une autorisation maritale. Enfin les rôle de la taille (nous dirions les registres du percepteur), lorsqu'ils nous ont été conservés comme c'est le cas pour Paris à la fin du XIIIe siècle, montrent une foule de femmes exerçant des métiers : maîtresse d'école, médecin, apothicaire, plâtrière, teinturière, copiste, miniaturiste, relieuse, etc.
Ce n'est qu'à la fin du XVIe siècle, par un arrêt du Parlement daté de 1593, que la femme sera écartée explicitement de toute fonction dans l'État. L'influence montante du droit romain ne tarde pas alors à confiner la femme dans ce qui a été, en tous temps, son domaine privilégié : le soin de la maison et l'éducation des enfants. Jusqu'au moment où cela aussi lui sera enlevé de par la loi, car, remarquons-le, avec le Code Napoléon, elle n'est même plus maîtresse de ses biens propres et ne joue à son foyer qu'un rôle subalterne. (...) » (p.97)

Il apparaît à la lecture de ce livre que bien des aspects de la vie nous sont devenus parfaitement inintelligibles depuis le retour dans nos coutumes du droit romain. La propriété par exemple :

« [le seigneur] ne possède jamais en pleine propriété comme nous l'entendrions aujourd'hui ; c'est sa lignée qui est propriétaire ; il ne peut vendre ou aliéner que les biens secondaires qui lui sont venus par héritage personnel, mais il n'a sur le domaine principal qu'un droit d'usage.
C'est le trait spécifique de l'époque, cette conception particulière des rapports de l'homme à la terre, dans lesquels la notion de propriété pleine et entière n'intervient pas. Caractéristique du droit romain, la propriété, droit d' « user et abuser » n'existe pas dans nos coutumes médiévales qui ne connaissent que l'usage ; (...) » (p.79)

La comparaison entre la société médiévale et l'Antiquité est du reste au cœur de ce livre. Régine Pernoud voit dans le « Moyen-Âge » une période s'étant affranchie de l'influence antique, sans pour autant en avoir oublié les richesses, comme on lui en a fait le procès. Une société qui renoue avec certains usages, certaines valeurs celtes, mais une société également innovante, qui soude son unité dans le catholicisme, se développe grâce à une organisation féodale protectrice (en opposition, une fois de plus, avec l'interprétation péjorative qu'on a aujourd'hui de ce mot, la féodalité étant la réponse adaptée à la situation du moment, où chacun trouvait son compte : la protection pour les uns, les moyens de subsistance et de stabilité pour les autres). L'historienne voit dans ce qu'on a coutume d'appeler, non sans mépris – une fois de plus – pour la période antérieure, la Renaissance, un simple retour à des références antiques dont on ne se contente pas de s'inspirer, mais qu'on imite avec la rigueur du copiste dans bien des domaines : le droit, l'art, etc.

De tous ces éclaircissements, il apparaît une fois de plus que l'Histoire n'est décidément pas une affaire d'idéologues, et Régine Pernoud s'efforce, particulièrement en fin d'ouvrage, de définir les exigences de la profession d'historien qui consiste, avant tout, à faire parler les documents d'époque.

« (…) l'universitaire engagé présente une incapacité physique à voir ce qui n'est pas conforme aux notions que sa cervelle a sécrétées. (…) »

Entre pamphlet léger contre la bêtise d'une époque qui se considère comme un apogée en tous domaines, et essai historique rigoureux sur une époque sans doute bien moins bête qu'on ne le voudrait, Régine Pernoud conclut enfin par des pages qu'on gagnerait à lire attentivement dans les hautes sphères de l'Éducation nationale. L'historienne se fait plus que jamais pédagogue en suggérant une toute autre manière d'enseigner l'Histoire aux enfants. Au rabâchage de dates et d’événements abscons auquel on s'adonnait encore lors de la publication de l'ouvrage (on a semble-t-il désormais peu ou prou renoncé à enseigner l'Histoire aux enfants), à cette méthode rébarbative, Régine Pernoud oppose une approche différente en fonction de l'âge, partant de l'anecdote pour les plus jeunes (visant à éveiller leur intérêt pour des événements et personnages de l'Histoire de France), pour arriver, enfin, à une étude plus sérieuse, plus rigoureuse, s'appuyant sur les capacités d'analyse des élèves plus âgés.

Depuis 35 ans, personne ne l'a manifestement entendue...

8 mars 2015

Jean Clair, sur l'art contemporain


« Ce qui remplit ces nouveaux espaces urbains d'où la mémoire en France a disparu, ce sont souvent les décharges. Quand les déchets ne sont plus maîtrisés, ils débordent. Leur enlèvement se fait une fois, puis deux fois, puis maintenant trois fois par jour, dans un ronflement de puissants moteurs de chars qui font trembler les murs. Les décharges débordent pourtant, et faute de tout pouvoir brûler, on les multiplie.
Quand on ne peut plus les contenir, elles se déversent dans les musées et l'on en dispose quelques unes dans les salles, sous la direction d'un artiste, pour les baptiser « œuvres d'art ». (...) »

Jean Clair, L'hiver de la culture (2011) ; Flammarion.

5 mars 2015

Régine Pernoud, sur les féministes


« (...) tout se passe comme si la femme, éperdue de satisfaction à l'idée d'avoir pénétré le monde masculin, demeurait incapable de l'effort d'imagination supplémentaire qu'il lui faudrait pour apporter à ce monde sa marque propre, celle qui précisément fait défaut à notre société. Il lui suffit d'imiter l'homme, d'être jugée capable d'exercer les mêmes métiers, d'adopter les comportements et jusqu'aux habitudes vestimentaires de son partenaire, sans même se poser la question de ce qui est en soi contestable et devrait être contesté. A se demander si elle n'est pas mue par une admiration inconsciente, et qu'on peut trouver excessive, d'un monde masculin qu'elle croît nécessaire et suffisant de copier avec autant d'exactitude que possible, fût-ce en perdant elle-même son identité, en niant d'avance son originalité. (...) »

Régine Pernoud, Pour en finir avec le Moyen Âge (1979) ; Editions du Seuil / Points Histoire

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