24 mars 2010

Aldous HUXLEY, sur le consumérisme

« (…) Le besoin d’être unique, d’une façon ou d’une autre, augmente au fur et à mesure de la standardisation. Des agents de publicité américains, payés pour être psychologues, ont compris ce trait pathétique de la nature de leurs contemporains. Dans ce qu’on nomme, je ne sais pourquoi, les « meilleures revues » américaines, vous voyez de pompeuses annonces d’autos, de pardessus, de radios, de papier à lettres, de chocolats, dont le mérite hors ligne est leur « exclusivité ». Ce mot-là attire un million d’acheteurs qui chérissent comme un chef-d’œuvre leur trésor fait en série ; ils sont fiers – aussi longtemps du moins qu’ils ne rencontrent pas trop d’acheteurs du même produit – d’être les seuls à posséder quelque chose d’ « exclusif ». (…) »

Extrait de Tour du monde d'un sceptique, de Aldous Huxley (1926) / Traduction de Fernande Dauriac (édition Petite Bibliothèque Payot).

Aldous HUXLEY : Tour du monde d'un sceptique

De Aldous Huxley, on retient surtout Le meilleur des mondes, roman de science-fiction (d’anticipation ?) mondialement connu. Mais n’étant pas du tout attiré par le roman de genre, je souhaitais découvrir une autre facette de l’écrivain britannique que le cours du temps a rangé parmi les visionnaires du siècle dernier. Tour du monde d’un sceptique m’apparaissait alléchant par son titre, j’espérais y trouver une vision critique des choses de la vie si ancrées dans le quotidien du commun des mortels que plus personne ou presque ne pense à les analyser, et encore moins à les remettre en question. Inutile de tourner autour du pot : ces choses, ce livre les traite avec rigueur intellectuelle, érudition et une précision analytique digne d’un microscope.

Le plus impressionnant, pour ces textes écrits en 1926, c’est encore leur incroyable actualité près d’un siècle plus tard. Que l’auteur s’attaque aux relations sociales, aux dérives de la société capitaliste, ou bien encore à la déliquescence de la civilisation occidentale, tout ce que contient ce journal de bord s’inscrit dans la triste réalité contemporaine sans en changer une virgule. Huxley s’appuie sur ses observations de voyageur pour stigmatiser ce qui ne fonctionnait déjà plus dans le monde de l’entre deux guerres. Les étapes de son voyage (qui composent les chapitres du livre) ne sont souvent que des prétextes à ses digressions philosophiques, sociologiques, artistiques ou encore politiques. Huxley piétine tout ce que le politiquement correct a relégué dans le domaine de l’intouchable, non pas pour le vain plaisir de profaner, mais par devoir, celui de ne jamais s’asseoir sur des acquis institués par d’autres que soi, ne jamais rien considérer comme sacré et donc incontestable. Et son argumentaire laisse souvent coi d’admiration, de par sa logique et sa clarté.

Le concept de la démocratie prend notamment son petit coup de canif, le « gouvernement par le peuple » n’est ainsi pour Huxley qu’une illusion reposant en bonne partie sur la valeur hypocrisie, base absolument nécessaire à son exercice, selon lui.

Sur un ton plus léger, le cinéma hollywoodien perd également beaucoup de son lustre après le passage de l’écrivain, ses vertus débilisantes sont passées au crible avec un certain humour, offrant quelques bonnes pages supplémentaires à cet ouvrage qui n’en était déjà pas avare.

En fin de livre, c’est le mode de vie  américain tout entier que Huxley harponne, avec une ironie et – une fois encore – une perspicacité dont la finesse et l’intensité confinent à la jubilation. La nôtre, ou du moins celle de tout lecteur un tant soit peu sceptique à l’égard des grandes certitudes de nos contemporains. 

« (…) Étant stupides et sans imagination, les animaux se conduisent souvent plus sagement que les hommes. Ils font efficacement et instinctivement ce qu’il faut au moment où il le faut. Ils mangent lorsqu’ils ont faim, cherchent de l’eau quand ils ont soif, font l’amour en sa saison, se reposent ou jouent quand ils en ont le temps. Les hommes sont intelligents et imaginatifs, ils regardent derrière eux et en avant ; ils inventent d’ingénieuses explications aux phénomènes qu’ils observent ; ils cherchent des moyens compliqués et détournés pour atteindre des buts lointains. Leur intelligence, qui a fait d’eux les maîtres du monde, les fait souvent agir en imbéciles. Aucun animal, par exemple, n’est assez intelligent ni assez imaginatif pour supposer qu’une éclipse est l’œuvre d’un serpent qui dévore le soleil. C’est là un genre d’explication qui ne peut venir que dans un cerveau humain. Et seul un être humain peut inventer des gestes rituels dans l’espoir d’influencer en sa faveur le monde extérieur. Tandis que l’animal, fidèle à son instinct, vaque tranquillement à ses occupations, l’homme doué de raison et d’imagination perd la moitié de son temps et de son énergie à faire des choses complètement idiotes. Avec le temps, il est vrai, l’expérience lui apprend que les formules magiques et les gestes rituels ne lui donnent pas ce qu’il demande. Mais, jusqu’à ce que l’expérience le lui ait appris – et il met étonnamment beaucoup de temps à apprendre –, l’homme, à bien des égards, se conduit de façon infiniment plus stupide que l’animal. (…) » 

« (…) Dans un de ses livres, j’oublie lequel, Benjamin Kidd a fait de très judicieuses remarques sur la beauté des enfants. La beauté des enfants, dit-il, est une beauté presque surhumaine. Dans l’enfance, nous sommes pareils aux anges : candides, innocemment passionnés, d’une intelligence désintéressée. Les qualités angéliques de notre âme s’expriment sur notre visage. Dans l’adolescence et au seuil de la maturité, nous sommes humains ; l’ange meurt et nous sommes des hommes. Chose significative, l’art grec s’est presque exclusivement préoccupé de la jeunesse. A mesure que nous avançons dans l’âge mûr, nous devenons de moins en moins humains, de plus en plus simiesques. Les uns restent simiesques jusqu’à la fin. D’autres, à mesure que décroissent les énergies et les appétits du corps, deviennent une seconde fois quelque chose de plus qu’humains. (…) » 

« (…) La courtoisie d’un duc ou d’un personnage royal nous charme et nous ne songeons pas qu’elle est l’effet d’un mépris bien plus écrasant à notre égard que celui que témoigne brutalement un parvenu à ses domestiques et ses fournisseurs. Par sa grossièreté fanfaronne, le parvenu admet implicitement que sa supériorité est précaire. Un prince est si dédaigneusement certain de la sienne qu’il peut se permettre d’être poli. (…) » 

« (…) A l’époque où l’on discutait la fin du monopole de la Compagnie des Indes orientales, plusieurs administrateurs anglais distingués soutinrent que, toute considération d’intérêts commerciaux mise à part, il serait hautement impolitique d’ouvrir librement le pays à l’immigration européenne. Loin de consolider la situation de la Compagnie, l’influx européen, disaient-ils, aurait pour résultat de l’affaiblir et de la mettre en danger. En effet, l’apport européen consisterait en commerçants aventuriers, sans culture et sans éducation. Or les petites gens, exaltées par les circonstances, sont en général tyranniques, et les gens incultes sont incapables de voir au-delà de leur petit cercle de préjugés nationaux. Aux Indes, les circonstances conspirent à exalter chaque membre de la race dominante, d’abord dans sa propre estime, et jusqu’à un certain point, dans la réalité. Il n’y a pas non plus de pays où il soit plus nécessaire de respecter les préjugés étrangers et d’en tenir compte. Sciemment, par des insultes délibérées, ou inconsciemment, par le refus d’admettre des façons de voir étrangères, les petites gens sans éducation peuvent exaspérer un peuple vassal pourtant prêt à accepter la domination de gouvernants non moins étrangers et, au fond, tout aussi rapaces et tyranniques, mais courtois et tolérants dans les petites choses. Laissez la porte ouverte à l’immigration européenne, et vous introduirez dans le pays les causes potentielles de la haine de races et des troubles politiques. (…) » 

« (…) La notion de Service est fondamentale dans le christianisme. Jésus et ses grands disciples ont proclamé l’importance spirituelle du Service et ont exhorté les hommes et les femmes à être les serviteurs de leurs frères. Les morticiens et, avec eux, tous les hommes d’affaires d’Amérique, ont pour le Service un enthousiasme aussi chaleureux qu’en eurent jamais saint François ou son divin Maître. Seulement, les activités qu’ils désignent par le mot « Service » se trouvent être légèrement différentes de celles que le fondateur du christianisme désignait du même nom. Pour Jésus et saint François, Service sous-entendait : sacrifice de soi, abnégation, humilité. Pour les morticiens et les autres hommes d’affaires d’Amérique, Service veut dire autre chose : cela veut dire faire et réussir des affaires profitables avec tout juste l’honnêteté suffisante pour échapper à la prison. Les Hommes d’Affaires Américains parlent comme saint François ; mais il est difficile de distinguer leurs activités de celles des marchands que Jésus chassa du Temple. (…) » 

« (…) On est tout à fait favorable à la religion jusqu’au jour où l’on visite un pays véritablement religieux. Ce jour-là, toute la sympathie va aux égouts, aux machines et au minimum de salaire. Voyager c’est découvrir que tout le monde a tort. (…) »
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