30 juin 2012

Jacques BAINVILLE : Histoire de France

Dans son avant-propos, Jacques Bainville (1879-1936) confesse qu'il n'aimait pas l'Histoire à l'école ; comme sans doute bien d'autres écoliers, et je sais de quoi je parle... Il faut dire que cette matière – pourtant essentielle à qui souhaite comprendre un minimum d'où il vient – n'a rien d'attrayant lorsqu'on la résume à un enchevêtrement de dates à apprendre par cœur. Mais dès lors qu'on situe les choses dans un contexte précis, dans un enchaînement d'évènements liés, avec le recul, par une logique dans la plupart des cas implacable, alors les dates deviennent secondaires, et l'Histoire défile, limpide tout en se complexifiant des dimensions politique et humaine sans lesquelles ces vingts derniers siècles n'ont que peu de sens.

Cette œuvre colossale et ce prodige, Jacques Bainville les livrait après seulement deux années d'écriture. Résumer plus de 2000 ans en moins de 600 pages n'est déjà pas une mince affaire, mais par son style vif et sobre, l'historien parvenait par dessus le marché à en faire un récit haletant de la première à la dernière page. De l'occupation romaine (rapidement survolée) aux lendemains du traité de Versailles, de l'avènement de Clovis à la Troisième République déclinante, l'historien nous éclaire sur des évènements trop sommairement réduits à des dates sur les tableaux noirs de notre enfance.

Jacques Bainville, académicien et journaliste à l'Action française, était un intellectuel aux convictions politiques fortes. Mais s'il s'autorise souvent à rectifier ça et là des erreurs d'analyse trop ressassées à son goût par certains de ses confrères, ce fervent monarchiste n'en est pas pour autant un idéologue exalté. Comme l'indique Antoine Prost dans sa préface, l'Histoire de France de Bainville est avant toute chose une œuvre d'analyste. Et si parti pris il y a, il est toujours étayé par le raisonnement, jamais par la passion.

Ainsi, si le bilan qu'il dresse de la Révolution est loin d'être aussi positif et glorieux que la version un brin manichéenne des manuels de l'école républicaine, l'inclination de Jacques Bainville pour l'autorité – il défend tout au long du livre l'idée d'autorité bienveillante, rempart le plus efficace à ses yeux pour protéger le peuple des périls auxquels il est naturellement exposé – son inclination pour l'autorité, donc, ne le mène pas pour autant au panégyrique de l'œuvre de Napoléon, et sa critique, entre autre, du règne de Louis XVI ou de la régence de Philippe d'Orléans (et à travers elle, les dispositions prises par Louis XIV peu avant sa mort afin de limiter les pouvoirs du duc d'Orléans dont il se méfiait), sa critique des monarques n'est donc pas non plus particulièrement indulgente.

Rédigé dans les années 20, le livre s'arrête par conséquent à l'entre-deux-guerres, et on regrette que Bainville n'ait pu vivre un peu davantage, ne serait-ce que pour nous livrer son analyse de la seconde guerre mondiale. Avec un peu plus de gourmandise, on songerait à lire son éclairage sur notre époque, les conséquences des décisions ou des renoncements de nos gouvernants, lui qu'un biographe désignait comme « l'historien de l'avenir », non sans raison, puisqu'il avait vu, dès les lendemains de la première guerre mondiale, le conflit qui devait embraser à nouveau l'Europe deux décennies plus tard, sans parler des évènements qui surviendraient bien plus tard (Yougoslavie, Tchécoslovaquie...).

Comme le note l'éditeur Jean-Claude Zylberstein dans sa présentation de l'édition Texto (dont on pourra déplorer l'accumulation de coquilles dans la reproduction du texte), comme il le relève donc si justement, « il se produit pour le lecteur contemporain une sorte de prodige : c'est que l'on se sent au fil des pages d'abord content, puis heureux et enfin quasiment ému d'être français », rappelant au paragraphe suivant que le sentiment nationaliste « ne conduit pas nécessairement au fascisme, moins encore à l'antisémitisme ou à la xénophobie ». Et il n'est pas inutile de le préciser, par les temps qui courent.

« (…) Au moment où le chef gaulois fut mis à mort après le triomphe de César (51 avant l'ère chrétienne), aucune comparaison n'était possible entre la civilisation romaine et cette pauvre civilisation gauloise, qui ne connaissait même pas l'écriture, dont la religion était restée aux sacrifices humains. A cette conquête, nous devons presque tout. Elle fut rude : César avait été cruel, impitoyable. La civilisation a été imposée à nos ancêtre par le fer et par le feu et elle a été payée par beaucoup de sang. Elle nous a été apportée par la violence. Si nous sommes devenus des civilisés supérieurs, si nous avons eu, sur les autres peuples, une avance considérable, c'est à la force que nous le devons. (...) » (p.24)

« De tout temps la politique s'est faite avec des sentiments et avec des idées. Et il a fallu, à toutes les époques, que les peuples, pour être gouvernés, fussent consentants. (…) » (p.43)

« (…) Depuis les destructions et la désolation du dixième siècle, des richesses s'étaient reconstituées, la société tendait à se régulariser. Aux siècles précédents, la ruine de l'ordre et de la sécurité avait poussé les petits et les faibles à se livrer à des personnages puissants ou énergiques en échange de leur protection. Les circonstances avaient changé. La preuve que le régime féodal avait été bienfaisant, c'est qu'à l'abri des châteaux forts une classe moyenne s'était reformée par le travail et par l'épargne. Alors cette classe moyenne devint sensible aux abus de la féodalité. La dépendance ne lui fut pas moins insupportable que les petites guerres, les brigandages, les exactions. On avait recherché la protection des seigneurs pour être à l'abri des pirates : on voulut des droits civils et politiques dès que la protection fut moins nécessaire. La prospérité rendit le goût des libertés et le moyen de les acquérir. Ce qu'on appelle la révolution communale fut, comme toutes les révolutions, un effet de l'enrichissement, car les richesses donnent la force et c'est quand les hommes commencent à se sentir sûrs du lendemain que la liberté commence aussi à avoir du prix pour eux. (...) » (p.65)

« (…) Les hommes les plus habiles ne peuvent pas tout calculer. Un des grands enseignements de l'histoire, c'est que des mesures bonnes, judicieuses à un moment donné et que les gouvernements ont été félicités d'avoir prises, produisent parfois des circonstances aussi funestes qu'imprévues. (...) » (p.110)

« (…) Toute guerre civile est une guerre d'idées où se mêlent des intérêts. (...) » (p.114)

« (…) « Louis XVI, dit admirablement Sainte-Beuve, n'était qu'un homme de bien exposé sur un trône et s'y sentant mal à l'aise. Par une succession d'essais incomplets, non suivis, toujours interrompus, il irrita la fièvre publique et ne fit que la redoubler. » Car, ajoutait Sainte-Beuve, « le bien, pour être autre chose qu'un rêve, a besoin d'être organisé, et cette organisation a besoin d'une tête, ministre ou souverain... Cela manqua entièrement durant les quinze années d'essai et de tâtonnements accordées à Louis XVI. Les personnages, même les meilleurs, qu'il voulut se donner d'abord pour auxiliaires et collaborateurs dans son sincère amour du peuple étaient imbus des principes, des lumières sans doute, mais aussi, à un haut degré, des préjugés du siècle, dont le fond était une excessive confiance dans la nature humaine. » (...) » (p.306)

« (…) L'insurrection qui éclata alors à Paris et qui fut pleinement victorieuse n'était pas ce que rêvaient les modérés, les bourgeois qui formaient la majorité de l'Assemblée et qui avaient conduit dans le pays le mouvement en faveur des réformes. Ce n'était pas la partie la plus recommandable de la population, ce n'étaient même pas des électeurs qui s'étaient emparés de fusils et de canons à l'hôtel des Invalides, qui, le 14 juillet, avaient pris la Bastille, massacré son gouverneur de Launay et promené sa tête à travers les rues ainsi que celle du prévôt des marchands Flesselles. D'ordinaire, la bourgeoisie française a peu de goût pour les désordres de ce genre et il faut avouer qu'aux premières nouvelles qu'on en eut, l'Assemblée de Versailles fut consternée. C'est après seulement que la prise de la Bastille est devenue un événement glorieux et symbolique. Mais il n'est guère douteux que cette insurrection, qui déchaînait des passions dangereuses, ait été à tout le moins encouragée par ceux qu'on appelait déjà des « capitalistes », par des hommes qui, au fond, tenaient surtout à l'ordre, représenté pour eux par le paiement régulier de la rente et pour qui le départ de Necker était synonyme de banqueroute. Necker fut rappelé, puisque son nom était pour les rentiers comme un fétiche. Mais déjà la matière avec laquelle on les paie s'envolait. (...) » (pp.329-330)

« (…) Mirabeau avait aperçu, il avait prophétisé à la Constituante que notre âge serait celui de guerres « plus ambitieuses, plus barbares » que les autres. Il redoutait le cosmopolitisme des hommes de la Révolution, qui tendait à désarmer la France ; leur esprit de propagande qui tendait à la lancer dans les aventures extérieures ; leur ignorance de la politique internationale qui les jetterait tête baissée dans un conflit avec toute l'Europe ; leurs illusions sur les autres et sur eux-mêmes, car, s'imaginant partir pour une croisade, ils confondraient vite l'affranchissement et la conquête et provoqueraient la coalition des peuples, pire que celle des rois. Mirabeau avait vu juste. (...) » (pp.355-356)

« (…) La démocratie française, indifférente aux évènements lointains, vivait dans une telle quiétude que c'est à peine si elle remarqua l'ultimatum de l'Autriche à la Serbie. Pas plus que du tragique « fait divers » de Sarajevo, la foule n'en tira de conséquences. Au fond, elle croyait la guerre impossible, comme un phénomène d'un autre âge, aboli par le progrès. Elle se figurait volontiers que, si Guillaume II et les officiers prussiens en avaient le désir, le peuple allemand ne les suivrait pas. Dix jours plus tard, la guerre la plus terrible des temps modernes éclatait. (…) » (pp.540-541)

« (…) Les difficultés financières, lorsqu'elles sont très graves, deviennent des difficultés politiques : nous l'avons vu à la fin de l'ancien régime et sous la Révolution. La question des impôts, lorsque l'imposition doit être très lourde, est redoutable parce qu'elle provoque des résistances et favorise la démagogie : c'est le cas qui s'est présenté à plus d'un moment de notre histoire. Un gouvernement faible est tenté par l'expédient trop facile des assignats, qui provoque la ruine. D'autre part, compter sur les sacrifices raisonnés et volontaires de toutes les parties de la nation est bien chanceux. D'après l'expérience des siècles passés, on peut se demander si la question d'argent ne sera pas, pendant assez longtemps, à la base de la politique, si, au-dedans et au-dehors, notre politique n'en dépendra pas, si, enfin, le pouvoir ne tendra pas à se renforcer et à sortir des règles de la démocratie parlementaire pour soustraire les mesures de salut public à la discussion. (...) » (pp.565-566)

8 juin 2012

Raymond GUÉRIN : Humeurs

Raymond Guérin (1905-1955) fait partie de ces grands oubliés de la littérature française de la première moitié du 20ème siècle, au même titre que son ami Henri Calet ou Georges Hyvernaud. Auteur de nombreux romans (dont le plus connu – ou plutôt le moins oublié – reste « Les poulpes »), l'écrivain fut également, vers la fin de sa courte vie, le chroniqueur d'une jeune revue littéraire : La Parisienne. C'est à cette fraction de son œuvre que le recueil « Humeurs » est consacré.

Très librement, Guérin se laissait aller chaque mois à un passage en revue à la fois amer, intransigeant et la plupart du temps extrêmement clairvoyant de son époque et du travail de ses pairs. Témoin à l'aube des années 50 d'un basculement dont nous vivons aujourd'hui le triste achèvement, Guérin dénonce l'indigence des livres qui font l'actualité de son temps, sans épargner la critique qui n'en est déjà plus une et se contente de se pâmer devant la première nouveauté venue, pourvu qu'il soit bien vu – ou utile – de l'encenser. Les livres primés sont une cible privilégiée de Guérin, il ne voit dans l'attribution de ces prix que récompense et sanctification du conformisme le plus infamant, et il suffit de consulter l'historique des livres primés pour juger du bien-fondé de son opinion.

En lecteur exigeant, Raymond Guérin estime ainsi prématuré de crier au génie lorsque l’œuvre romanesque de Camus se résume encore à « L'étranger ». Dans une langue parfaitement maitrisée, avec un rien de pédanterie, et un trait d'humour pas forcément prémédité, l'écrivain théorise sur le sens de la littérature et distribue les bons et surtout les mauvais points ; et il est heureux que la part belle soit donnée à ces derniers, car c'est bien dans l'éreintement et le dégonflage de baudruches que l'écrivain brille avec le plus d'éclat. A l'inverse, lorsqu'il se laisse séduire, son propos devient plus ennuyeux ; l'éloge, bien qu'exprimé sincèrement, n'est manifestement pas dans sa nature (sa critique enthousiaste de l’œuvre de Katherine Mansfield laisse par exemple dubitatif).

Mais il reste heureusement bien des plaisirs à lire ces chroniques de Raymond Guérin, car même si le propos a tendance à se répéter au fil des pages, qui hormis Céline, eut suffisamment de témérité pour dire ses quatre vérités à ce public malléable et sclérosé dans sa conception horripilante du « beau livre » ? Ils sont bien rares, hélas.

« (…) Tout se passe, en effet, pour le lecteur, comme si la lecture réveillait à chaque instant en lui le problème du Bien et du Mal. Fidèle à sa conscience ou en état de rébellion contre, de tradition religieuse ou pas, le lecteur n'est guère disposé à encaisser des vérités trop cruelles pour son amour propre (à moins que l'auteur n'ait la suprême adresse de faire en sorte que son discours paraisse s'attaquer uniquement à autrui et que son lecteur se voie par lui appelé au rôle privilégié de confident ou même de complice). Ce lecteur n'est pas non plus disposé à se voir pris à partie, requis d'observer une plus juste préhension de ses fautes, invité à battre sa coulpe. Récapitulons : le lecteur répugne à lire des ouvrages à la lumière desquels il ne puisse garder bonne opinion de lui-même. Il en découle ceci : c'est qu'il se produit inévitablement une sorte de compromis entre lui et les auteurs, une piperie tacite à base d'hypocrisie. (...) »

6 juin 2012

Léon WERTH : 33 jours

C'est d'un livre à cheval entre littérature et Histoire qu'il sera ici question et il se pourrait que cet article marque une transition assez pertinente entre les cinq premières années de ce blogue et ce qui, je pense, occupera une part de plus en plus importante dans les mois et les années à venir (vous serez prévenus). Non que je tourne le dos à la littérature, j'ai encore beaucoup à découvrir, mais mon cheminement de lecteur en quête de vécu bien plus que d'imaginaire ne pouvait guère me conduire autre part que vers une réconciliation avec l'Histoire, discipline qui, comme la littérature, m'aura ennuyé durant toute ma scolarité ; ou plus que l'Histoire à proprement parler, la manière très technique dont on l'aborde dès les premières années de classe, et qui suffit généralement à vous en détourner jusqu'à la tombe.

À l'enchevêtrement de dates et d'évènements rendus plus ou moins abstraits au fil des siècles, je préfère de loin l'analyse ou le témoignage, pourvu qu'ils soient honnêtes. Avec 33 jours, c'est  presque exclusivement au témoignage que se livre Léon Werth (1878-1955), et l'écrivain journaliste – ami d'Octave Mirbeau et de Saint Exupéry (qui lui dédia « Le Petit Prince ») – se refuse autant qu'il le peut au commentaire et à l'interprétation pour se focaliser sur une observation quasi clinique des moindres anecdotes, des moindres réactions, les siennes comme celles des gens qu'il côtoie.

Ce manuscrit inédit jusque dans les années 90 fut rédigé à chaud, au lendemain de la débâcle de l'armée française face aux Allemands. Léon Werth y raconte son exode, du 10 juin au 13 juillet 1940, l'interminable voyage de Paris à la maison qu'il possède dans le Jura, où il souhaite se réfugier avec sa famille. On se retrouve au cœur d'une des périodes les plus humiliantes de notre Histoire, dans un contexte où le vaincu tentait de s'accommoder de la présence du vainqueur, où la dignité et le courage des uns se heurtaient à l'opportunisme et la soumission résignée des autres, le tout se confondant dans un climat d'inanité plus frappant que jamais.

En 150 pages denses, Léon Werth fait la chronique d'une France rurale brûlant ses derniers espoirs, solidaire avec les siens lorsqu'elle peut se le permettre, fière face à l'autre dans les mêmes circonstances. L'écrivain illustre un rapport ambivalent à l'occupant à travers son ressenti intime, hésitant entre mépris et compassion pour ces hommes qui pour le plus grand nombre n'ont, comme lui, pas cherché à en arriver là et ne savent pas tellement ce qu'ils y font. Entre défiance et respect, méfiance et cordialité, les rapports entre vaincu et vainqueur ne cessent de balancer.

« (…) Nous nous reposons, assez loin de la route, à la lisière d'un bois. La solitude, le silence sont tels que la guerre semble loin. Mais un fil téléphonique, installé par les Allemands, traîne au sol, dissimulé dans l'herbe. De la route vient un soldat. Il s'approche de nous et nous tend une boîte de singe.
Je me sentais humilié. J'étais le vaincu, qui reçoit sa nourriture de la générosité du vainqueur. Telle est la guerre, elle impose une grossière simplification ; elle pense pauvre, elle contraint à penser pauvre, par grosses catégories, elle oppose les nations dans un excès d'unité qui n'est que démence, elle oppose le vainqueur et le vaincu, elle supprime les conflits délicats et les remplace par un pugilat. Si grand que soit le pugilat, ce n'est qu'un pugilat. Mais rien ne peut faire en cette minute que ce soldat ne soit toute la victoire et moi, toute la défaite. (...) »
(p. 65-66)

« (…) Cette guerre ne s'est point développée comme les autres. On n'y a point créé de la haine par images d'Épinal. Il est assez remarquable que l'on n'entende presque plus le mot « Boches » et que les Allemands soient devenus les Allemands. Mais ce qui me paraît non moins étonnant, c'est que les femmes ne disent pas les Allemands, mais les soldats. Comme s'il y avait une sorte d'équivalence entre toutes les armées du monde. (...) »
(p. 118)

« (…) L'un des cuisiniers a apporté une grammaire allemandes. Il s'assied à côté de la fille de Madame Rose, une jeune fille de seize ans. Ils se penchent tous deux sur un exercice de vocabulaire. Cela était simple, sans rien d'ambigu. La jeune fille ne se pose aucun problème. Ce n'est pas une paysanne ; elle fait un monotone travail de confectionneuse, elle rêve sans doute de Paris et des grands magasins. Ces soldats de Saxe et du Rheinland ne sont pour elle que des jeunes gens en vacances.
Spectacle qui eût été intolérable, pour le revanchard, le badaud des revues de 14 Juillet, le patriote de café-concert. Mais ce sont des types disparus et qui ne sont point à regretter. Je me demande d'ailleurs si, dans toutes les guerres, il n'y eut point de ces contacts entre populations vaincues et soldats vainqueurs. Les historiens et les romanciers les ont négligés, parce qu'ils voulaient leurs récits édifiants et pudiques, parce que ces pauvres détails brisent leur ligne générale, altèrent leur grossière imagerie. (...) »
(p. 127)

Léon Werth observe scrupuleusement les évènements, donc, mais bien qu'il s'interdise de les interpréter, il ne peut s'empêcher de livrer quelques commentaires, et si l'on devine souvent sa nature inlassablement humaniste, l'idéal de l'homme ne masque par bonheur pas tout à fait la réalité des faits.

« (…) A causer avec un paysan, je n'ai jamais connu de gêne, avec un ouvrier souvent. Il arrive qu'un paysan prenne les mots entre ses doigts, comme il prend un épi, un grain de blé. Le citadin apprend de lui à connaître le blé et l'avoine et à ne point raisonner sur les céréales. L'ouvrier a appris de la ville et des journaux le jeu des abstractions passionnelles, la jonglerie avec des poids faux. Il distingue mal la chose, l'abstraction et les passions qu'on lui inocule, quand il est en état de foule. (…)  » (p. 22)
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