2 décembre 2011

Karl Kraus, sur les illusions


« Il s'agit seulement de se concentrer, pour trouver ce qu'on veut. On peut lire dans le marc de café ; on peut même, à la vue d'une femme, se faire des idées. »

Karl Kraus, Pro domo et mundo (1912) ; traduit de l'allemand par Roger Lewinter ; Éditions Gérard Lebovici (1985).

27 novembre 2011

Fernando Pessoa, sur la vie


« La vie est un mal qu'il faut savoir savourer. »

Fernando Pessoa (1888-1935), Un singulier regard ; textes autobiographiques traduits du portugais par Françoise Laye ; Éditions Christian Bourgois (2005)

24 novembre 2011

Louis-Ferdinand Céline, sur le cinéma


« (...) Comment éberluer, tenir dans les chaînes toutes ces viandes mornes ?... en plus des discours et de l'alcool ? Par la radio, le cinéma ! On leur fabrique des dieux nouveaux ! Et du même coup, s'il le faut, plus idoles nouvelles par mois ! de plus en plus niaises et plus creuses ! Mr. Fairbanks, Mr. Powell, donnerez-vous l'immense joie aux multitudes qui vous adulent, de daigner un petit instant paraître en personne ? dans toute votre gloire bouleversante ? épanouissime ? quelques secondes éternelles ? sur un trône tout en or massif ? que cinquante nations du monde puissent enfin contempler dans la chair de Dieu !... Ce n'est plus aux artistes inouïs, aux génies sublimissimes que s'adressent nos timides prières... nos ferveurs brûlantes... c'est aux dieux, aux dieux des veaux... les plus puissants, les plus réels de tous les dieux... Comment se fabriquent, je vous le demande, les idoles dont se peuplent tous les rêves des générations d'aujourd'hui ? Comment le plus infime crétin, le canard le plus rebutant, la plus désespérante donzelle, peuvent-ils se muer en dieux ?... déesses ?... recueillir plus d'âmes en un jour que Jésus-Christ en deux mille ans ?... Publicité ! Que demande toute la foule moderne ? Elle demande à se mettre à genoux devant l'or et devant la merde !... Elle a le goût du faux, du bidon, de la farcie connerie, comme aucune foule n'eut jamais dans toutes les pires antiquités... Du coup, on la gave, elle en crève... Et plus nulle, plus insignifiante est l'idole choisie au départ, plus elle a de chances de triompher dans le coeur des foules... mieux la publicité s'accroche à sa nullité, pénètre, entraîne toute l'idolâtrie... Ce sont les surfaces les plus lisses qui prennent le mieux la peinture. (...) »

Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre (1937)

22 novembre 2011

Premières lignes : Mon ange de GUILLERMO ROSALES


« On pouvait lire boarding home sur la façade de la maison, mais je savais que ce serait mon tombeau. C'était un de ces refuges marginaux où aboutissent les gens que la vie a condamnés. Des fous pour la plupart. Mais aussi des vieillards que leurs familles abandonnent pour qu'ils meurent de solitude et n'empoisonnent plus la vie des triomphateurs.
   — Ici tu seras bien, dit ma tante, assise au volant de sa Chevrolet dernier cri. Il n'y a plus rien à faire, tu l'admettras.
Je comprends. Je ne suis pas loin de la remercier de m'avoir trouvé ce taudis pour rester en vie sans avoir à dormir sur les bancs publics, dans les parcs, couvert de crasse, en traînant mes baluchons de vêtements.
   — Il n'y a plus rien à faire.
Je la comprends. J'ai été enfermé dans trois asiles de fous au moins depuis que je suis ici, dans cette ville de Miami où je suis arrivé il y a six mois pour fuir la culture, la musique, la littérature, la télévision, les évènements sportifs, l'histoire et la philosophie de l'île de Cuba. Je ne suis pas un exilé politique. Je suis un exilé total. Je me dis parfois que si j'étais né au Brésil, en Espagne, au Venezuela ou en Scandinavie, j'aurais fui tout autant leurs rues, leurs ports et leurs prairies. (...) »

Guillermo Rosales, Mon ange (1987) ; traduit de l'espagnol par Liliane Hasson ; éditions Actes Sud / Babel (2002).

21 novembre 2011

Paul Léautaud, sur la satisfaction


« (...) On doit toujours être mécontent, pas seulement de quelque chose : de tout. Les gens satisfaits sont des gens éteints. (...) »

Paul Léautaud, Journal particulier 1933 ; citation extraite d'un billet du 17 juin ; Mercure de France.

20 novembre 2011

Joris-Karl HUYSMANS : Paris

En 1899, Joris-Karl Huysmans quittait Paris pour se retirer à Ligugé, près de Poitiers, où il se destinait à une fin de vie mystique. Deux ans plus tard, il est contraint de revenir dans sa ville natale, transformée radicalement par l'Exposition Universelle 1900 et la modernité qui s'installe avec le nouveau siècle, et le spectacle auquel il assiste le désole.

Il en tire ce court texte, qui restera à l'état de manuscrit jusqu'en 1966 lorsque le Bulletin de la Société J.-K. Huysmans le publie, après quelques hésitations. Tergiversations non pas liées à la qualité du texte, mais plutôt à sa relative virulence, car il n'est pas grand-chose, dans le monde moderne, qui trouve grâce aux yeux de Huysmans. Le commerce, le savoir-vivre, les moyens de transport, le confort, l'état d'esprit de ses contemporains, tout est digne de dégoût aux yeux de l'écrivain.

A la lecture de ces quelques pages - dans lesquelles l'éditeur a choisi de faire figurer les corrections du manuscrit original (corrections volontairement retirées des citations qui suivent pour plus de fluidité) -, Huysmans peut parfois sembler excessif ou partisan, mais il ressort de cette lecture délectable bien des observations dignes de réflexion quant à nos modes de vie modernes. 

 « (...) Il est vrai que tout le monde maintenant porte des ponts de caoutchouc jetés d'une molaire à l'autre et que la chasse aux pellicules et l'apprêt des teintures et des toupets ont pris des proportions inconnues des gens d'autrefois qui consentaient sans doute plus aisément à vieillir.
Ajoutons que les réclames des panacées, dans la presse, réussissent et que le débit de ces vaines drogues nécessite cette abondance de pharmacies qui ne vendent plus, du reste, que des granules toutes faites et des sirops dont ils ne sont que les placiers. Ils sont devenus des entremetteurs de balivernes sanitaires pour la plupart.
Le malheur est que toutes ces solutions et que toutes ces boulettes achèvent de ruiner l'estomac et que l'on entrevoit les plaques de vulcanite et les crochets d'or chez les personnes qui rient trop ou qui bâillent ; le malheur est aussi que les teintures se décomposent ; des blonds repeints arborent des moustaches quasi roses et des bruns des barbes violettes ou d'un noir de cirage si cru, que l'artifice saute aux yeux et adjoint à la laideur naturelle, un ridicule. (...) »

« (...) Les boutiques dont le commerce est resté le même, se sont vaguement rajeunies avec un fard plus ou moins habile de peinture et d'or et elles se sont presque toutes allégées des vieilles femmes qui s'y tenaient. D'aucunes sont mortes ou retirées des affaires et les autres, qui n'étaient sans doute que des employées, ont été, pour cause de perte d'appas, renvoyées et des dames moins mûres, plus durement sanglées dans des robes plus fières ont été substituées, pour l'allèchement du public, aux vieilles inélégantes d'antan ; mais l'étiage de la marchandise a baissé ; la beauté des vendeuses s'exerce généralement au dam de l'acheteur. La vieillesse sans prétention avait du bon ; mais personne désormais n'en veut ; l'antique, le loyal commerce qui ne jetait pas de la poudre aux yeux est mort ; l'on peut presque dire que le charme de la tenancière est en raison inverse de la qualité des objets qu'elle vend. (...) »

« (...) Toujours est-il que cet incompréhensible besoin de fausse opulence s'est étendu à tous les métiers et qu'il a pénétré dans toutes les classes ; en dehors même des boutiques ; il s'atteste dans les immeubles destinés à loger des petits ménages ; il n'y a qu'à visiter, même dans les quartiers excentriques, ces surprenantes maisons neuves aux cages de fer, illustrées d'horribles vitrailles, en avance sur la façade, pour se rendre compte qu'un nouveau système d'appartements incommodes est inventé.
Partout, une antichambre très vaste, un salon et une salle à manger de confortable apparence, donnant sur la rue et paraissant à peu près clairs, et, derrière, des pièces minuscules, sans jour, ouvrant sur des puisards ; aucun lieu de débarras et nul placard. C'est là, dans ces pièces latrinières que l'on enfante et que l'on meurt ; tout pour le visiteur, rien pour l'intimité ; ce que l'ont voit, en entrant, a l'air de quelque chose et ce qui n'est pas destiné au public est ignoble. (...) »

Moins inspirés sont les deux textes qui complètent cet ouvrage, et que Huysmans consacre à la Hollande, pays dont il puise ses racines familiales. Le premier, se reportant à un voyage fait en 1877 alors que l'auteur n'a que 29 ans, est le récit d'un amoureux transi et dépaysé que tout émerveille. Huysmans y parle beaucoup d'art, mais on cherche son objectivité sans jamais la trouver. En ce sens, ce texte publié à l'époque dans une revue, n'a que peu d'intérêt.

Le second, écrit dix ans plus tard, laisse apparaître un regard plus critique. Passé le dépaysement et la surprise, Huysmans y va de quelques réflexions moins flatteuses sur la Hollande, sur sa gastronomie par exemple, ou encore sur les Hollandaises qu'il juge avec une certaine désobligeance.

18 novembre 2011

Premières lignes : Mort à crédit de LOUIS-FERDINAND CÉLINE


« Nous voici encore seuls. Tout cela est si lent, si lourd, si triste... Bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini. Il est venu tant de monde dans ma chambre. Ils ont dit des choses. Ils ne m'ont pas dit grand-chose. Ils sont partis. Ils sont devenus vieux, misérables et lents chacun dans un coin du monde.
Hier à huit heures Madame Bérenge, la concierge, est morte. Une grande tempête s'élève de la nuit. Tout en haut, où nous sommes, la maison tremble. C'était une douce et gentille fidèle amie. Demain on l'enterre rue des Saules. Elle était vraiment vieille, tout au bout de la vieillesse. Je lui ai dit dès le premier jour quand elle a toussé : « Ne vous allongez pas surtout !... Restez assise dans votre lit ! » Je me méfiais. Et puis voilà... Et puis tant pis. (...) »

Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit (1936).

17 novembre 2011

Huysmans, sur l'empressement de l'homme moderne

« (...) Ces rues, tirées au cordeau, où l'on ne flâne plus, où tout le monde court, en se garant d'une locomotion qui vous écrase à coups de trompes, au milieu de voyous à cheval sur des machines qui crépitent et qui puent, sont à fuir quand on le peut ; et il n'est malheureusement plus un quartier où les automobiles, les motocyclettes, les vélocipèdes, toutes les montures d'une racaille pressée, ne sévissent. (...) »

Joris-Karl Huysmans, extrait de Paris (1901 ou 1902 pour le manuscrit ; 1966 pour sa première publication) ; cette citation ne tient volontairement pas compte des corrections du manuscrit mentionnées dans l'ouvrage.

15 novembre 2011

Philippe MURAY : L'Empire du Bien

Deux biographies et une étude philosophique de son œuvre publiées au cours des deux derniers mois, un théâtre qui ne désemplissait pas l'an dernier après plusieurs mois de lectures données par l'un des plus grands comédiens français vivant, des rééditions régulières de ses ouvrages, et un nom qui revient de plus en plus fréquemment dans les conversations, le tout sans compromis putassier avec la télévision, et cinq ans après sa mort : je ne sais pas à quoi on mesure la reconnaissance, et il est impossible d'affirmer que cette estime tardive sera pérenne, mais le moins qu'on puisse dire, c'est que Philippe Muray n'a jamais autant fait parler de lui que depuis qu'il n'est plus.

Sur sa couverture, L'Empire du Bien est présenté comme un essai. On pourrait aussi facilement le qualifier de pamphlet tant le verbe est impitoyable, mais de manière plus générique, on peut le présenter comme une œuvre littéraire signée par un homme brillant. C'est l’œuvre d'un écrivain à la clairvoyance digne des plus illustres derniers grands écrivains qu'il cite souvent, de ceux qui savaient dépeindre une société sans se laisser berner par les apparences. Ses personnages à lui sont parfaitement anonymes et indistincts, ce sont les cellules folles d'un grabataire à l'article de la mort, et ce condamné n'est autre que la civilisation occidentale dans son ensemble.

Il y a vingt ans, lorsqu'il rédigea ce livre, le monde moderne n'avait déjà plus aucun secret pour Philippe Muray. L'écrivain nous le présentait dans toute son atrocité de consensus viral, d'indigence intellectuelle encouragée, de spectacle et festivités permanents, d'hygiénisme forcené et de positivisme obligatoire. Et tout cela au nom du Bien, de tous, du nôtre, bref, du Bien universel. 

« (...) Le Bien est la réponse anticipée à toutes les questions qu'on ne se pose plus. Des bénédictions pleuvent de partout. Les dieux sont tombés sur la Terre. Toutes les causes sont entendues, il n'existe plus d'alternatives présentables à la démocratie, au couple, aux droits de l'homme, à la famille, à la tendresse, à la communication, aux prélèvements obligatoires, à la patrie, à la solidarité, à la paix. Les dernières visions du monde ont été décrochées des murs. Le doute est devenu une maladie. Les incrédules préfèrent se taire. L'ironie se fait tout petite. La négativité se recroqueville. La mort elle-même n'en mène pas large, elle sait qu'elle n'en a plus pour longtemps sous l'impitoyable soleil de l'Espérance de Vie triomphante. (...) »

Philippe Muray joue sans cesse avec la langue, ironise grassement, outrage finement l'ordre imposé. Voilà pour la forme. Mais à la différence de tous les « mutins de Panurge » qu'il raillait sans cesse, il y a avant tout de la profondeur dans les écrits de Muray. L'écrivain ne se célèbre pas dans un anticonformisme de façade ; tout au contraire, il ne cesse d'analyser, de contextualiser et de dialectiser des phénomènes éminemment grotesques qui, à force de nous noyer, ont fini par apparaître tout à fait normaux et souhaitables au plus grand nombre.

« (...) Il n'y a pas d'expression plus répétée, de formule stéréotypée plus rabâchée, plus épouvantablement vomie cent mille fois par jour, que celle de « coup de cœur ». Chaque fois que je l'entends, je me désintègre. Approchez-vous de vos télés, allumez vos radios, lisez. Ils ont des coups de cœur pour tout. Pour des chansons. Pour des livres. Pour des expositions, des défilés de couturiers, des vernissages, des concerts, des publicités, des performances, des vedettes, des supermarchés. Le coup de cœur a ses raisons que la raison bancaire connaît. Les Archontes de la Communication et tous les employés de maison du Show passent leur temps à ramper de coup de cœur en coup de cœur, comme de pierre en pierre, à travers le fleuve absent des coups de sang qu'ils ne piqueront jamais, et pour cause, ou alors seulement le jour où on leur dira qu'il faut avoir des coups de cœur pour les coups de sang. (...) »

« (...) Tous les cerveaux sont des kolkhozes. L'Empire du Bien reprend sans trop les changer pas mal de traits de l'ancienne utopie, la bureaucratie, la délation, l'adoration de la jeunesse à en avoir la chair de poule, l'immatérialisation de toute pensée, l'effacement de l'esprit critique, le dressage obscène des masses, l'anéantissement de l'Histoire sous ses réactualisations forcées, l'appel kitsch au sentiment contre la raison, la haine du passé, l'uniformisation des modes de vie. Tout est allé vite, très vite. Les derniers noyaux de résistance s'éparpillent, la Milice des Images occupe de ses sourires le territoire. Du programme des grosses idéologies collectivistes, ne tombent au fond que les chapitres les plus ridicules (la dictature du prolétariat au premier plan) ; l'invariant demeure, il est grégaire, il ne risque pas de disparaître. Le bluff du grand retour de flamme de l'individualisme, dans un monde où toute singularité a été effacée, est donc une de ces tartes à la crème journalistico-sociologique consolatoire qui n'en finit pas de me divertir. Individu où ? Individu quand ? Dans quel recoin perdu de ce globe idiot ? Si tout le monde pouvait contempler comme moi, de là où j'écris en ce moment, les trois cents millions de bisons qui s'apprêtent, à travers la planète, à prendre leurs vacances d'été, on réfléchirait avant de parler. L'individu n'est pas près de revenir, s'il a jamais existé. (...) »

« (...) Dire ce qu'on pense est devenu périlleux. Même à titre farouchement
privé. Tout ce qui ne peut pas être exposé publiquement sur un plateau ne devrait même pas être pensé. Dans les télédébats, la formule-clé, pour arrêter en plein vol, pour stopper quiconque pourrait être sur le point de lâcher quelque chose de très vaguement non aligné, de très obscurément non consensuel, de très légèrement non identifié (et toute idée qui ne vient pas du collectif pour y retourner aussitôt appartient à cette catégorie), la formule-clé, donc, est la suivante :
« Ah ! oui, mais ça n'engage que vous, ce que vous dites là ! »
Vous. C'est-à-dire une seule personne. C'est-à-dire, en somme, personne. 
L'Empire du Bien, ça tombe sous le sens, est d'abord l'Empire du combien. (...) »

Notez pour finir que cet ouvrage est repris dans le gros volume Essais publié l'an dernier aux éditions Les Belles Lettres, réunissant également les deux tomes de Après l'Histoire, et les quatre tomes des Exorcismes spirituels.

14 novembre 2011

Cioran, sur l'écriture (2)


« On ne devrait écrire des livres que pour y dire des choses qu'on n'oserait confier à personne. »

Cioran, De l'inconvénient d'être né (1973)

Bohumil HRABAL : Une trop bruyante solitude

Une trop bruyante solitude est souvent désigné comme le chef-d’œuvre de l'écrivain tchèque Bohumil Hrabal. Court texte de 120 pages publié en 1976 alors que l'écrivain venait de recouvrer le droit de publier après plusieurs années d'interdiction par le pouvoir communiste, ce roman tourne précisément autour des thèmes de la censure et de l'aliénation.

C'est le récit à la première personne d'un ouvrier employé à détruire des livres interdits par le régime en place, un homme spirituel et rêveur cloitré dans un monde mécanique, et payé à détruire l'objet qu'il vénère. Car Hanta - le narrateur - en dépit de ses apparences un peu rustres et d'une hygiène sommaire, est un amoureux de l'Art. Ces années de labeur à détruire un savoir hors-la-loi, il les a pour bonne part employées à s'instruire et à sauver de son pilon tous les livres qu'il pouvait.

Si derrière la petite histoire au parfum poétique on lit une évidente dénonciation du totalitarisme communiste, si on devine facilement que le recours à l'allégorie fut pour l'auteur une condition impérative à la publication de ses livres dans une société verrouillée de toutes parts, il reste à mon sens, ou plutôt à mon goût, une forme trop abstraite ; l'auteur verse par ailleurs beaucoup dans la sacralisation de la chose artistique, et il y a dans le ton, me semble-t-il, une vénération du livre en tant qu'objet à laquelle je ne suis pas franchement sensible (d'autant moins à une époque où le livre est devenu support de toutes les inepties imaginables).

Restent cependant quelques passages, assez rares, qui retiennent mon attention : sans surprise, ceux versant dans une réalité non remodelée. Et en premier lieu ce passage en fin de livre, illustrant les changements sociétaux qui s'opéraient dans la jeunesse tchèque de l'époque, toute disposée à tourner le dos à son identité pour se soumettre joyeusement aux usages d'un monde moderne parfaitement uniforme : 

« (...) en l'espace d'une seconde, je sus exactement que cette gigantesque presse allait porter un coup mortel à toutes les autres, une ère nouvelle s'ouvrait dans ma spécialité, avec des êtres différents, une autre façon de travailler. Fini les menues joies, les ouvrages jetés là par erreur ! Fini le bon temps des vieux presseurs comme moi, tous instruits malgré eux ! C'était une autre façon de penser... Même si l'on donnait, en prime, à ces ouvriers un exemplaire de tous les chargements, c'était ma fin à moi, la fin de mes amis, de nos bibliothèques entières de livres sauvés dans les dépôts avec l'espoir fou d'y trouver la possibilité d'un changement qualitatif. Mais ce qui m'acheva, ce fut de voir ces jeunes, jambes écartées, main sur la hanche, boire goulûment à la bouteille du lait et du Coca-Cola ; elle était bien finie, l'époque où le vieil ouvrier, sale, épuisé, se bagarrait à pleines mains, à bras-le-corps avec la matière ! Une ère nouvelle venait de commencer, avec ses hommes nouveaux, ses méthodes nouvelles et, quelle horreur, ses litres de lait qu'on buvait au travail alors que chacun sait qu'une vache préférerait crever de soif plutôt que d'en avaler une gorgée. Ne pouvant plus supporter ce spectacle, je contournai la presse pour voir le résultat de sa force hydraulique, un énorme ballot aussi démesuré que le mausolée d'une riche famille au cimetière d'Olsany, aussi gros qu'un coffre ignifugé de la maison Wertheim ; il s'installa tout seul sur le plateau d'une grue roulante, une sorte de saurien qui, se retournant par saccades, le chargea directement sur un wagon. Je levai mes mains pour les examiner, des mains d'homme salies, aux doigts usés par le travail, noueuses comme des sarments de vigne, puis, les laissant retomber, je restai là, les bras ballants... (...) »

13 novembre 2011

Henri Calet, sur le luxe, l'argent et les femmes


« (...) Éden Roc, le nom est on ne peut mieux choisi. C'est un Éden, ou du moins c'est l'idée que nous nous en faisons. Avec des Èves en quantité. J'en reparlerai. Que l'on tâche d'imaginer un promontoire rocheux dont la pointe descend vers la mer. Sur cette pointe, un grand bar. Dans ce bar, des fauteuils, des consommateurs et un nombreux personnel. Vous vous asseyez là et vous regardez devant vous. Quoi ? Il y a une piscine pour ceux qui n'aiment pas la mer ; des matelas, de nouveau, d'une jolie teinte ocre, pour ceux qui n'aiment pas le sable ; des parasols multicolores pour ceux qui n'aiment pas le soleil. Ah ! c'est parfaitement organisé ! Ainsi pas de contact avec la mer et le sable qui sont plus ou moins propres, pas de contact non plus avec le soleil qui peut être parfois gênant et qui, en tout cas, risque d'être nuisible aux épidermes délicats. Et Dieu sait si les épidermes sont délicats à Éden Roc.
Pourquoi ai-je songé fugacement à un jardin zoologique, à un aquarium ?... Parce que, là aussi, je ne pouvais que regarder sans trop m'approcher, sans toucher surtout, et que l'on exposait également des êtres rares, d'un grand prix, évoluant dans leur milieu habituel.
Vue de haut, la mer semble plus transparente, plus pure qu'ailleurs, une eau d'une qualité spéciale, dirait-on. Voilà bien la toute-puissance de l'argent dont on parle beaucoup : une autre eau, un autre air. Les éléments même sont à vendre. Tristes temps que nous vivons.
Qui étaient ces gens que je côtoyais frauduleusement ? Des Américains en majorité, m'a-t-il paru. Et c'est maintenant que je voudrais parler un peu des femmes d'Éden Roc, si j'en suis capable.
Mais d'où sortent-elles donc ? On n'en voit nulle part de pareilles, si ce n'est, de loin, au cinéma. Après tout, ce sont peut-être des stars. Elles se tiennent d'une façon très particulière. Où cela s'apprend-il ? En quelle école enseigne-t-on ces manières de dédain ? Comment acquiert-on cet inimitable regard vide ? Sont-elles aussi comme l'eau de mer, plus pures que les autres femmes ? Comment les obtient-on ? Contre de l'argent ? Et combien cela coûte-t-il ? (...) »

Henri Calet, extrait de la chronique « A la rencontre d'Éden Roc » écrite en 1953 et rassemblée avec d'autres articles de la même époque dans le recueil Acteur et témoin ; Mercure de France (1959 - réédité en 2006).

11 novembre 2011

Jules Renard, sur la conversation


« (...) Aujourd'hui on ne sait plus parler, parce qu'on ne sait plus écouter. (...) La conversation est un jeu de sécateur, où chacun taille la voix du voisin aussitôt qu'elle pousse. (...) »

Jules Renard, extrait des morceaux choisis de son Journal 1887-1910, daté du 29 janvier 1893 ; Éditions Babel.

8 novembre 2011

Octave MIRBEAU : Dingo

Écrivain et journaliste influent de la fin du XIXe et début du XXe siècle, membre originel du jury Goncourt, Octave Mirbeau était un homme usé lorsqu'il rédigea Dingo, son dernier roman, quelques années avant sa mort. On dit d'ailleurs que, n'ayant plus la force d'écrire, il confia la rédaction de la fin du livre à son ami Léon Werth, selon ses indications (la présente réédition n'en fait pas mention).

L'homme était donc fatigué, mais le ton de ce livre à la fois léger, drôle et acerbe ne laisse pas apparaître la moindre trace d'usure. C'est au contraire un texte vif, plein de fantaisie : le récit à la première personne d'un homme - l'auteur lui-même pour une bonne part - qui tombe sous le charme singulier d'un chien bâtard, gauche et sournois qu'un ami lui fait parvenir d'Australie ; chien qui, incontrôlable, va rapidement semer la zizanie dans un village d'apparence paisible. La réaction de méfiance et de mépris des « braves gens » donne l'occasion à Mirbeau de faire tomber les masques, de dépeindre une nature humaine vicieuse et malintentionnée. L'auteur s'amuse des forfaits de l'animal, et amuse par la même occasion le lecteur, mais surtout, il fait montre de beaucoup de finesse d'esprit pour démonter les apparences, par définition toujours trompeuses.

« (...) Dès que je l'eus caressé -, bien timidement, et cela me fut désagréable, car j'ai une répulsion physique invincible pour tous les nouveaux-nés -, il se mit à trembler, puis à pousser des plaintes et des cris de protestation... Des cris de protestation, je dis bien. Cette précocité si rare m'émerveilla.
Respectueusement, je le déposai sur le sol, où ses cris redoublèrent. Et, vraiment, je ne pus m'empêcher de rire de ses mines revendicatrices, de son tapage irrité. Croyez bien qu'il n'y avait nulle moquerie, en dépit du ridicule équipage dans lequel m'arrivait ce petit pensionnaire, mais de la sympathie et de l'admiration pour lui.
Je l'avoue, l'idée seule que cet embryon protestât déjà et si spontanément, et sans aucune littérature, contre la stupidité, la malignité, la malpropreté des hommes ou contre leurs caresses, m'enflamma. Oui, j'avoue que ce pessimisme, en quelque sorte prévital, me réjouit dans mon pessimisme invétéré et fit que je m'intéressai davantage au sort de cet être larvaire qui, encore noyé dans les limbes et sans l'avoir jamais vu, allait entrer dans le monde avec une conception de l'humanité si parfaitement conforme à la mienne. (...) »

« (...) Il n'y a pas de mystère dans la vie, pas plus de mystère dans l’œil d'un chien que dans le marc de café cher à ma cuisinière et dans les reflets irisés où les perles se caressent. Il n'y a que l'ignorance de la vie, de la vie que, faute de la comprendre, les poètes ont peuplée de songes puérils et de mensonges à dormir debout. (...) »

« (...) Malgré la différence de nos tempéraments, j'avais pour Legrel une amitié qui était maintenant plus que de l'amitié : de la vénération. Je ne me disais pas encore que, lorsqu'on n'aime plus quelqu'un, on prend souvent le parti de le vénérer. C'est plus facile. (...) »

« (...) Quelques-uns se sont arrêtés devant l'auberge des Plâtreries... C'est un bon endroit, et l'hallali y sonne souvent. Ces braves gens mêlés, oisifs et prolétaires, sont impatients, anxieux. Les petits trépignent, les grands ont des figures graves. Joies de carnassiers, admiration servile devant le luxe et ses manifestations meurtrières, je ne surprends rien d'autre sur ces visages... (...) »

7 novembre 2011

Octave Mirbeau, sur la modernité


« (...) Il faut regretter que, dans notre siècle, la beauté cède partout le pas à l'utilitarisme imbécile et passager (...) »

Octave Mirbeau, Dingo (1913)

5 novembre 2011

Premières lignes : L'Italie à la paresseuse de HENRI CALET


« Pour qui me prend-on, à la fin ? Il m'arrive de me le demander. On doit penser de moi que je suis une sorte d'endormi qui s'étiole dans les limites du 14e arrondissement ; on se dit probablement que je suis un sédentaire, un personnage falot, pâlot et démodé, un velléitaire même, un banlieusard ou presque, un besogneux au gros bon sens, content de rien, cultivant son jardin avant l'heure, un retraité à demi recouvert d'une fine poussière d'ennui, un homme usé qui attend d'avoir atteint l'âge d'être reçu à l'hospice de vieillards de l'avenue d'Orléans...
Usé, je le suis un peu, certes. Ou plutôt, c'est mon cœur qui est usé - jusqu'à la trame - comme si l'on n'avait pas cessé de me le limer à petit coups répétés. En cet instant, je sens encore qu'on s'acharne sur lui. Mais j'ai fini par m'habituer à cette douleur secrète. D'ailleurs, c'est peut-être un rat que j'ai contre le cœur, et qui me le mordille toujours, qui s'en nourrit... Rien de tout cela ne se remarque à première vue, du moins je le souhaite.
En somme, je suis comme tout le monde. Pourtant, les gens que je rencontre dans les hasards de la vie paraissent souvent étonnés de me voir tel que je suis. C'est assez agaçant. Je les déçois, ce semble. Qui devrais-je être ?
Je ne sais ce qu'ils escomptent, après tout. Espèrent-ils trouver un sauvage, un apache ? Faudrait-il que je me grime en « vieux travailleur » ou en « économiquement faible », que je porte un chandail à col roulé, des espadrilles, pour ne pas les désappointer trop ? J'ai l'impression qu'ils aimeraient bien m'entendre leur parler un argot spécial à nos contrées.
De plus, j'ai observé que les interlocuteurs se croient fréquemment obligés d'énumérer devant moi les quelques monuments importants de l'endroit (le Lion de Belfort, principalement) et les rares sites plus ou moins pittoresques des alentours. Or, cela me gêne parce que je connais très mal le 14e dont on veut que je sois le chantre. Ainsi, par exemple, j'ignore comment s'appelle la rue qu'il me faut traverser chaque jour en sortant de chez moi, à gauche.
Car je sors de chez moi... Je vais dans le 6e, dans le 7e ; je vais outre-Seine, dans le 17e ; j'ai déjà, de fois à autre, déserté Paris ; j'ai été en Suisse, pendant trois semaine, j'ai été en Algérie... Et je viens de passer huit jours en Italie...
Oui, je suis décidé à renoncer à cette légende délusoire, à détromper mon monde, définitivement : je ne place pas mon arrondissement au-dessus de tous les autres. J'ajoute que, d'une façon générale, je n'ai pas d'attirance particulière pour les bas quartiers (comme l'on dirait : les bas morceaux) ; je suis aussi sensible au faste.
Assez de littérature arrondissementière ! (...) »

Henri Calet, L'Italie à la paresseuse (1950) ; réédité en 2009 par les éditions Le Dilettante.

4 novembre 2011

Jules Renard, sur l'art et la cupidité


« (...) Comme la conversation devient intéressante, et comme bientôt on s'anime, dès que, au lieu de traiter seulement de l'art, on traite de l'argent qu'il rapporte !
L'un raconte que Zola gagne quatre cent mille francs par an, et qu'un journal lui a offert dix mille francs par article hebdomadaire, et que Daudet doit enrager (...).
Comme tout cela est clair et captivant ! (...) »

Jules Renard, extrait des morceaux choisis de son Journal 1887-1910, daté du 14 octobre 1893 ; Éditions Babel.

3 novembre 2011

Louis-Ferdinand Céline, sur le bonheur, la modernité et la critique


« (...) La grande prétention au bonheur, voilà l'énorme imposture ! C'est elle qui complique toute la vie ! Qui rend les gens si venimeux, crapules, imbuvables. Y a pas de bonheur dans l'existence, y a que des malheurs plus ou moins grands, plus ou moins tardifs, éclatants, secrets, différés, sournois... " C'est avec des gens heureux qu'on fait les meilleurs damnés. " Le principe du diable tient bon. Il avait raison comme toujours, en braquant l'Homme sur la matière. Ça n'a pas traîné. En deux siècles, tout fou d'orgueil, dilaté par la mécanique, il est devenu impossible. Tel nous le voyons aujourd'hui, hagard, saturé, ivrogne d'alcool, de gazoline, défiant, prétentieux, l'univers avec un pouvoir en secondes ! Éberlué, démesuré, irrémédiable, mouton et taureau mélangé, hyène aussi. Charmant. Le moindre obstrué trou du cul, se voit Jupiter dans la glace. Voilà le grand miracle moderne. Une fatuité gigantesque, cosmique. L'envie tient la planète en rage, en tétanos, en surfusion. Le contraire de ce qu'on voulait arrive forcément. Tout créateur au premier mot se trouve à présent écrasé de haines, concassé, vaporisé. Le monde entier tourne critique, donc effroyablement médiocre. Critique collective, torve, larbine, bouchée, esclave absolue. (...) »

Louis-Ferdinand Céline, Mea culpa (1936).

2 novembre 2011

George ORWELL : Dans la dèche à Paris et à Londres

Avant de se consacrer, avec le succès qu'on sait, au roman d'anticipation et de science-fiction (avec La ferme des animaux et surtout 1984 et son concept maintes fois repris depuis de « Big Brother »), George Orwell s'est d'abord essayé à la chronique autobiographique.

Publié en 1933, Dans la dèche à Paris et à Londres est le premier ouvrage de l'écrivain. Comme son titre l'indique, le livre revient sur les années de misère matérielle de l'écrivain, d'abord à Paris, puis de retour chez lui à Londres. 

Derrière l'expérience personnelle et une galerie de portraits assez pittoresques, il y a le constat social de l'entre-deux-guerres, et l'analyse sociétale d'un écrivain au sens de l'observation aigu. 

Cette chronique est en effet intéressante à plusieurs points de vue, elle instruit d'abord de manière assez précise sur l'époque, vue d'en bas, mais permet aussi de comparer deux cultures à une même époque, très différentes malgré la proximité géographique.

A Paris, Orwell fut exposé à la faim, puis à l'épuisement au travail, à accomplir des tâches abrutissantes dans les hôtels où il travailla au plus bas de l'échelle. Car c'était l'un ou l'autre, ou bien survivre avec quelques centimes par jour et laisser le temps passer lentement dans une chambre d'hôtel miteuse, infestée de punaises, à se dépouiller peu à peu de tous ses biens en les mettant en gage pour des bouchées de pain. Ou alors manger à sa faim et dilapider ses forces à faire la plonge plus de 15 heures par jour, dans les sous-sols d'hôtels d'apparence chic mais dont les coulisses ressemblaient en tout point à un enfer bel et bien réel.

En comparaison à ce Paris où le pauvre était livré à lui-même, sans autre soutien que le mont-de-piété jusqu'à ce qu'il fût tout à fait dépossédé de ses effets personnels, le traitement britannique de ses pauvres apparaît sous la plume d'Orwell tout différent. Le trimardeur y est très encadré, et cette assistance forcée ferait vite regretter l'abandon  parisien de l'époque. Car dans le Londres des années 30, comme nous le démontre Orwell, le démuni n'a d'autre solution que le vagabondage perpétuel. Différentes structures d'accueil sont proposées pour l'héberger la nuit (la loi lui interdit de manière vicieuse de dormir « à la belle étoile »), mais le vagabond y est traité comme un chien, et ne peut en aucun cas s'installer plus d'une nuit, le règlement le lui interdisant. D'où ses incessants déplacements dépourvus de sens...

D'un côté de la Manche, l'indifférence, de l'autre, une charité imposée. Mais des deux côtés, l'âpreté d'une vie de chien, que George Orwell dépeint avec la sobriété et la dignité impérative à l'exercice pour lui éviter de sombrer dans une mélasse larmoyante dans laquelle bien d'autres ont été tentés de se vautrer. 

Et une question qui se pose : la modernité a-t-elle offert tellement de progrès depuis ?

« (...) L'hôtel abritait un certain nombre de personnages pittoresques. De ces êtres solitaires, à moitié désaxés, qui hantent les bas quartiers de Paris et qui ont depuis longtemps renoncé à toute vie normale ou décente. La misère les affranchit des normes de comportement habituelles, tout comme, symétriquement, l'argent éloigne de soi l'obligation de travailler. (...) »

« (...) On éprouvait - c'est difficile à exprimer - une sorte d'épaisse satisfaction, la satisfaction que doit éprouver un animal convenablement engraissé, à l'idée que la vie était devenue si simple. Car rien ne peut être plus simple que la vie d'un plongeur. Il vit au rythme des heures de travail et des heures de sommeil. Il n'a pas le temps de penser : pour lui, le monde extérieur pourrait aussi bien ne pas exister. Paris se réduit pour lui à l'hôtel, au métro, à quelques bistrots et au lit où il dort. Si par hasard le démon de l'aventure le saisit, c'est pour l'entraîner deux ou trois rues plus loin en compagnie d'une bonniche qui s'installe sur ses genoux pour manger des huîtres arrosées de bière. Quand arrive son jour de repos, il reste au lit jusqu'à midi, met une chemise propre, va jouer l'apéritif aux dés et, après avoir déjeuné, retourne se coucher. Pour lui, rien n'a vraiment de réalité, hors le boulot, le sommeil et le bistrot - le sommeil étant de loin la chose la plus importante. (...) »

« (...) En changeant de vêtements, j'étais passé sans transition d'un monde dans un autre. Tous les comportements étaient soudain bouleversés. J'aidai ainsi un marchand ambulant à relever sa baladeuse renversée. « Merci, mon pote ! », me dit-il avec un grand sourire. Jusqu'ici, personne ne m'avait jamais appelé mon pote : c'était un effet direct de ma métamorphose vestimentaire. Je découvris aussi à quel point l'attitude des femmes varie selon ce qu'on a sur le dos. Croisant un homme mal habillé, une femme réagit par une sorte de frisson traduisant une répulsion comparable à celle que pourrait lui inspirer la vue d'un chat crevé. Tel est le pouvoir du vêtement. (...) »

« (...) C'est une grande erreur de croire que les chômeurs ne pensent qu'à l'argent qui ne rentre pas. Au contraire, un esprit fruste, de tout temps habitué à travailler, a encore plus besoin de travail que d'argent. Avec un peu d'instruction, on peut s'accommoder de l'oisiveté forcée qui est l'une des pires misères liées à la pauvreté. Mais un être comme Paddy, à qui l'on ôte toute possibilité d'occuper son temps est aussi malheureux sans travail qu'un chien à l'attache. Voilà pourquoi il est si absurde d'affirmer que ceux qui ont « dégringolé les degrés de l'échelle sociale » sont plus à plaindre que les autres. Celui qui est vraiment à plaindre, c'est l'homme qui s'est trouvé tout en bas dès le départ, et qui doit affronter la pauvreté avec un esprit vide et désarmé. (...) »

« (...) Il est assez frappant de constater le soin pharisien qu'il mettait à se démarquer de « ces fainéants-là ». Cela faisait six mois qu'il traînait sur les routes mais, au regard de Dieu, il n'était pas un vagabond. Je pense qu'on doit trouver plus d'un vagabond remerciant quotidiennement Dieu de lui avoir épargné la condition de vagabond - à l'image de ces touristes qui ne cessent de pester contre la touristique engeance. (...) »

« (...) Ce n'est pas ici le lieu d'approfondir la question, mais il est avéré que jamais, ou presque jamais, une femme ne jette les yeux sur un homme beaucoup plus pauvre qu'elle. Ainsi, un chemineau est voué au célibat du moment où il se lance sur les routes. Il doit abandonner tout espoir de trouver un jour une épouse, une maîtresse ou quelque genre de femme que ce soit, sauf, dans les rares occasions où il a quelques shillings à débourser, pour s'assurer les services d'une prostituée. (...) »

1 novembre 2011

Philippe Muray, sur la littérature contemporaine


« (...) Les mauvais sentiments ne représentent peut-être pas la garantie absolue de la bonne littérature, mais les bons, en revanche, sont une assurance-béton pour faire perdurer, pour faire croître et embellir tout ce qu'on peut imaginer de plus faux, de plus grotesquement pleurnichard, de plus salement kitsch, de plus préraphaélite goitreux, de plus romantique apathique, de plus victorien-populiste qui se soit jamais abattu sur aucun public. La réalité ne tient pas debout en plein vent caritatif. Un romancier véridique, aujourd'hui, serait traité comme autrefois les « porteurs de mauvaises nouvelles » : on le mettrait à mort séance tenante, dès remise du manuscrit. C'est pour cela exactement qu'il n'y a plus de romanciers. Parce que quelqu'un qui oserait aller à fond, réellement, et jusqu'au bout de ce qui est observable, ne pourrait qu'apparaître porteur de nouvelles affreusement désagréables.
La Littérature ? Il y a des Fêtes du Livre pour ça.
L'air du temps cherche tout ce qui unit. Rien n'est écœurant comme cette pêche obscène aux convergences. (...) »

Philippe Muray, L'empire du Bien (1991) ; Éditions Les Belles Lettres.

29 octobre 2011

STENDHAL : Souvenirs d'égotisme

En tant qu'écrivain, Stendhal s'est essayé à bien des registres. Le plus connu étant évidemment le roman, avec des œuvres majeures de la littérature française du XIXème siècle comme Le rouge et le noir et La chartreuse de Parme, réputées pour leur sobriété d'écriture peu commune à une époque où la mode était plutôt au style ouvragé et aux longs paragraphes descriptifs.

Stendhal fut également diariste, un exercice qui répondait parfaitement à sa recherche de vérité, une vérité de l'instant ; son journal, réédité récemment, couvre une vingtaine d'années. 

Stendhal fut également critique d'art et essayiste, mais il fut aussi - et j'ai envie de dire surtout - un fameux autobiographe ; deux ouvrages sont restés de cette introspection sans complaisance. Souvenirs d'égotisme précède Vie de Henry Brulard, mais s'attarde sur une période alors récente de la vie de Stendhal lorsqu'il se pencha sur son écriture ; le second ouvrage remontant quant à lui bien plus loin, dans l'enfance de l'écrivain.

Son souci de vérité, Stendhal tente de le maintenir de la première à la dernière ligne de ces Souvenirs d'égotisme. Il se le rappelle tout au long du texte, fait l'autocritique de son style dépouillé qu'il juge parfois maladroit tout en se refusant à en corriger un mot. La spontanéité est l'un des moyens d'accès à cette vérité qu'il traque dans tous les replis de son existence, et à commencer par ses relations avec les femmes. 

Dans ce domaine, l'auteur ne cherche pas à falsifier les choses, il parle sans artifice de ses aventures légères ou moralement douteuses, de la même manière qu'il décrit de manière quasi clinique son mal-être de ne pouvoir plaire à la seule qui compte à ses yeux. Sans la nommer et sans s'apitoyer, Stendhal parle ni plus ni moins que de sa dépression.

« (...) J'ai bien peu de souvenirs de ces jours qui tous se ressemblaient. Tout ce qui plaît à Paris me faisait horreur. Libéral moi-même, je trouvais les libéraux outrageusement niais. Enfin, je vois que j'ai conservé un souvenir triste et offensant pour moi de tout ce que je voyais alors. (...) »

Cette relation aux femmes donne lieu à des formules assez savoureuses de lucidité, de cruelle lucidité, à son égard comme à celui de ses maitresses :

« (...) Le fait est que je ne l'aimais pas assez pour oublier que je ne suis pas beau. (...) »

« (...) En 1817, j'avais été très amoureux d'Anette pendant 15 jours; après quoi, je lui avais trouvé des idées étroites et parisiennes. C'est pour moi le plus grand remède à l'amour. (...) »

« (...) Mme Périer s'est attachée à moi comme une huître, me chargeant à tout jamais de la responsabilité de son sort. Mme Périer avait toutes les vertus et assez de raison et d'amabilité. J'ai été obligé de me brouiller pour me délivrer de cette huître ennuyeusement attachée à la carène de mon vaisseau, et qui bon gré mal gré me rendait responsable de tout son bonheur à venir. Chose effroyable ! (...) »

Stendhal parle aussi de son écriture, de la critique, de sa relation au monde, de l'incompréhension qu'il lui inspire, de toutes ces petites faussetés nécessaires à la vie sociale, qu'il s'impose lui aussi sans pour autant y souscrire. Ce livre est le regard affuté d'un observateur de lui-même comme des autres, le témoignage d'un homme honnête, anormalement honnête.

« (...) j'abhorre la description matérielle. L'ennui de la faire m'empêche de faire des romans. (...) »

27 octobre 2011

Georges HYVERNAUD : Le wagon à vaches

Georges Hyvernaud portait des lunettes, et c'était peut-être tout son malheur. Parce que le monde est plus beau quand on le voit flou, et que lorsqu'on est écrivain, la clairvoyance n'attire pas tellement les lecteurs. De son vivant, Hyvernaud s'est d'ailleurs ingénié à les faire fuir. Avec La peau et les os, son premier livre et rendez-vous manqué avec ses contemporains, il ne retenait de la captivité que la promiscuité et la laideur des hommes quand d'autres vantaient plus volontiers la camaraderie, la bravoure et l'honneur. En 1954, avec Le wagon à vache, Georges Hyvernaud refaisait la même erreur : de la vie en société et de son retour à la liberté, il ne retenait que médiocrité et vanité des choses comme des êtres. Mauvais chemin qu'il empruntait là...

Parce que le lectorat ressemble beaucoup aux Bourladou, ce couple bien comme il faut que le narrateur fréquente plus par habitude que par envie. Madame Bourladou, d'ailleurs, aime beaucoup la littérature, la belle, celle qui donne du monde une image avantageuse. Un monde qu'elle connait bien, finalement, terrée dans son milieu bourgeois, à servir le thé à ses invités entre deux amabilités, ce monde dans lequel l'horreur absolue est incarnée par cette domestique maladroite à qui il faut toujours faire des remontrances. Dans ce monde, le mari jouit d'un certain prestige, il n'y a pas de problème d'argent et encore moins de conscience. Tout roule.

Le narrateur, qui n'est pas tout à fait Hyvernaud dans le détail, mais s'en rapproche quand même beaucoup, est un homme sans envergure comme bien d'autres. Il vit dans une petite chambre miteuse, occupe un poste administratif sans relief, et regarde passer le monde, ce wagon à vaches qui lui rappelle de vieux souvenirs de guerre. 

La fréquentation de ce raté notoire est un peu l’œuvre de bienfaisance des Bourladou ; on vient vers lui de temps en temps comme pour se rassurer sur sa propre condition. Oui, la vie est belle quand même, quand on compare. On s'inquiète - pour la forme - de sa santé, on s'enquiert de ses opinions pour se distraire, on s'intéresse comme on peut, ou comme on doit le faire.

C'est de cette superficialité absurde du quotidien dont nous parle Hyvernaud dans ce livre. Ses mots sont plus désabusés que véritablement violents, mais son style et la fluidité de son écriture réveillent et fascinent bien plus qu'ils n'accablent. Cioran pensait qu'on ne pouvait guère voir la vie en rose en disposant de toutes ses facultés. Manifestement, Hyvernaud en jouissait pleinement, si on peut dire.

« (...) Ce qui s'imprime dans les journaux, ces connaissances essentielles, ce qu'on répète et commente, les accidents d'auto, les congrès radicaux,  les discours de Flouche, ce qui permet aux gens de se rassembler, de s'entendre, de s'engueuler, les crises ministérielles, les actrices de cinéma, le prix des haricots, le prix Goncourt, le record du huit cents, ce savoir indispensable aux relations humaines, procès, grèves et traités de commerce, la marche solennelle des évènements, Truman, Staline, tout ça je m'en fous. Je m'en tamponne. Et je m'y perds, je ne pige pas. Et quand j'essaye d'en parler comme les autres, avec les autres, on le voit tout de suite que je m'en fous et que je m'y perds. Et Bourladou me prend en pitié. Un homme sérieux, lui, normal, bien collé au monde, à la vie, à l'époque. L'image même de la compétence, de la pertinence. Quand cet imbécile me considère, assis les mains aux genoux, douloureux et supérieur, avec ce petit bruit de nez qu'il produit, tch, tch, je suis fixé sur l'idée qu'on peut se faire de moi. Ça tient en deux mots : un pauvre type. Enlevez, c'est pesé. (...) »

« (...) D'abord, quand on parle de l'esprit d'une génération, je rigole. Voyez-les se tortiller dans leur pull-over, les petits gars. Écoutez-moi ça. On n'est pas comme nos vieux, nous autres. Nous, on est une génération désarmée, désaxée, etc. J'ai lu cela cent fois. Ou le contraire : nous, qui sommes épris de santé, d'énergie, de simplicité, etc. A présent, ils citent Kafka, ou Sartre. De mon temps, c'était plutôt Freud, ou Gide, ou Rimbaud. Les générations ont besoin de noms propres. 
Moi aussi, j'aurais besoin de noms propres à citer. Ceux de Barche, de Craquelou, de Ravenel ou de Pignochet. Des hommes de mon âge, des hommes de ma génération. Eux, ils ne faisaient pas de livres, et on ne parle pas d'eux dans les livres. C'était des remueurs de terre ou de ciment. Nous avons été mobilisés ensemble : bonne occasion d'éprouver ce qu'est au vrai une génération. La guerre se charge de les rassembler et de les séparer, les générations. Les bureaux de recrutement vous disposent les hommes en couches aussi distinctes que des stratifications géologiques. Untel, classe tant. Au moins, c'est clair. Chacun à sa place, dans une couche d'hommes nés à peu près en même temps que lui. La voilà, sa génération. Présente, pesante, concrète. Pendant des mois, j'ai pu l'observer, dans ces mous villages du Nord, ma génération.
Ce qui est sûr, c'est que tout ce qu'on a écrit à propos de son inquiétude, de son désarroi et de ses aventures spirituelles, ça ne concernait pas Barche ni Pignochet, ça ne concernait ni Ravenel ni Craquelou. Et ils s'en foutaient. Ils avaient eu leur jeunesse eux aussi, et leur misère. Mais pas de la misère originale. L'apprentissage à treize ans, les coups de pied au cul, le litre de rouge, les années de service, les jours d'hôpital, les mois de chômage, on ne peut pas regarder cela comme très neuf. (...) »

« (...) Bonne vieille race obstinée des hommes : toujours prête à tout recommencer, à remettre ça. Se raser, cirer ses souliers, payer ses impôts, faire son lit, faire la vaisselle, faire la guerre. Et c'est toujours à refaire. Ça repousse toujours, la faim, les poils, la crasse, la guerre. Et des monuments poussent sur les places, des noms poussent sur les monuments. Il en repousse toujours, des noms. On trouve toujours de la pierre pour graver des noms dessus et toujours des noms à graver dans la pierre... (...) »

« (...) Nos faibles particularités vont se perdre dans une immensité sans contours. On est une matière homogène et illimitée - on est les masses. (...) »

« (...) Il est utile de se pénétrer le plus vite possible de cette idée qu'on ne pèse rien du tout, qu'on n'a pas du tout d'importance. Ça vous prépare à ce qui attend la plupart des hommes dans l'existence. (...) »

« (...) Drôle d'époque et drôles de choses. Des mots tout prêts, tout faits, familiers, usés et sans conséquence. Des mots qui simulent la pensée et qui préservent de penser. Si on pensait ce qu'on parle, où cela nous mènerait-il ? (...) »

« (...) Les grandes phrases, les grandes attitudes me mettent en méfiance. Je cherche à côté, ou derrière. Je soupçonne la parodie, le truquage, l'imposture, l'enthousiasme préfabriqué ou le mensonge à soi. Je me persuade que la grandeur doit être tout à fait autre - pas oratoire, pas officielle, pas spectaculaire. C'est ce qui m'a empêché, en particulier, de trouver dans les conflits mondiaux du vingtième siècle ces vivifiantes exaltations que procure toujours une guerre à des témoins mieux conformés. (...) »

26 octobre 2011

Henry MILLER : J'suis pas plus con qu'un autre

Henry Miller a passé une partie de sa vie en France, l'écrivain américain parlait notre langue, mais il avait toujours écrit dans sa langue maternelle quand, en 1976, soit quatre ans avant sa mort, il se décide à rédiger ce livre en français.

Un petit livre sans prétention, mais pas sans intérêt, dans lequel Miller parle beaucoup - comme à son habitude - d'art. Dans une langue laissée volontairement imparfaite mais parfaitement intelligible, Miller discute à bâtons rompus avec lui-même et son lecteur, il couche sur le papier tout ce qui lui passe par la tête, et le premier constat qui s'impose, c'est que ses précédents livres ont à l'évidence été remarquablement traduits, car le ton qu'on connaissait dans les traductions françaises de Miller, on le retrouve intact dans ce Miller « en français dans le texte ».

J'suis pas plus con qu'un autre n'est certainement pas le livre par lequel il est conseillé de découvrir Henry Miller, mais le lecteur curieux trouvera certainement son compte dans la spontanéité du texte, pas si bavard qu'on pourrait le supposer, d'ailleurs.

25 octobre 2011

Annie ERNAUX : La place

Je le remarquais tout en le déplorant, ici, il y a quelques années, les « femmes de lettres » parlent trop peu souvent de leur propre vie dans leurs écrits. Or, cette condition m'est devenue absolument nécessaire, au point de fuir la plupart des romans écrits à la troisième personne, dans lesquels je n'arrive généralement pas à entrer. J'ai besoin, comme le définissait Céline, qu'un écrivain mette sa peau sur la table. Qu'il parle de ce qu'il connait le mieux, de ce qu'il a marqué du sceau de son expérience, donc. L'imagination, pour être plus clair, m'ennuie profondément.

Annie Ernaux, à l'instar d'un Paul Léautaud (qui le revendiquait), n'a semble-t-il pas beaucoup d'imagination, et je m'en réjouis. Je crois que tous ses livres sont des récits de ses expériences de la vie, parfois anodines, parfois beaucoup moins ; entre les fragments de journaux intimes et les récits autobiographiques, sa production commence à peser lourd dans les rayonnages des libraires, même si ses livres, bien souvent, sont assez légers de par leur taille.

C'est le cas de La place, texte d'une centaine de pages dans lequel Annie Ernaux rend une sorte d'hommage sobre à son père. Le récit commence à la mort de ce dernier, et l'expérience qu'elle relate la conduit à réfléchir sur le sens de la vie, sur ces petits riens qui font des grands touts dans une société. Annie Ernaux n'est pas trop du genre à marteler ses vérités, elle use subtilement de l'illustration et de la suggestion pour laisser le lecteur tirer les conclusions qui s'imposent, et le fait est qu'elle y parvient assez brillamment.

Sa réflexion est d'ordre social autant que personnel, à travers les souvenirs qu'elle exhume, c'est tout un pan de l'Histoire commune des Français ordinaires d'après guerre auquel elle redonne un peu vie. Au delà de la nostalgie qu'elle suscite, son écriture dépouillée donne un aperçu de la vie qui sonne juste. Annie Ernaux ne cherche jamais l'effet, elle invoque les faits, et seulement les faits.

Et le résultat est remarquable, ce récit de l'enfant du peuple devenue professeur quelques mois avant le décès, de cette fille d'un prolétaire devenu modeste épicier, de cette jeune femme qui ne tire pas gloire de sa nouvelle condition petit-bourgeoise mais au contraire s'interroge sur le sens de sa vie, sans pour autant regarder avec complaisance le milieu dont elle est issue, bref, ce récit construit au gré des souvenirs est touchant de sincérité.

« (...) Devant les personnes qu'il jugeait importantes, il avait une raideur timide, ne posant jamais aucune question. Bref, se comportant avec intelligence. Celle-ci consistait à percevoir notre infériorité et à la refuser en la cachant du mieux possible. Toute une soirée à nous demander ce que la directrice avait bien pu vouloir dire par : « Pour ce rôle, votre fille sera en costume de ville. » Honte d'ignorer ce qu'on aurait forcément su si nous n'avions pas été ce que nous étions, c'est-à-dire inférieurs.
Obsession : « Qu'est-ce qu'on va penser de nous ? » (les voisins, les clients, tout le monde).
Règle : déjouer constamment le regard critique des autres, par la politesse, l'absence d'opinion, une attention minutieuse aux humeurs qui risquent de vous atteindre. (...) »

« Personne à Y..., dans les classes moyennes, commerçants du centre, employés de bureau, ne veut avoir l'air de « sortir de sa campagne ». Faire paysan signifie qu'on n'est pas évolué, toujours en retard sur ce qui se fait, en vêtements, langage, allure. Anecdote qui plaisait beaucoup : un paysan, en visite chez son fils à la ville, s'assoit devant la machine à laver qui tourne, et reste là, pensif, à fixer le linge brassé derrière le hublot. A la fin, il se lève, hoche la tête et dit à sa belle-fille : « On dira ce qu'on voudra, la télévision c'est pas au point. »
Mais à Y..., on regardait moins les manières des gros cultivateurs qui débarquaient au marché dans des Vedette, puis des DS, maintenant des CX. Le pire, c'était d'avoir les gestes et l'allure d'un paysan sans l'être. (...) »

« (...) J'ai mis aussi des années à « comprendre » l'extrême gentillesse que des personnes bien éduquées manifestent dans leur simple bonjour. J'avais honte, je ne méritais pas tant d'égards, j'allais jusqu'à imaginer une sympathie particulière à mon endroit. Puis je me suis aperçue que ces questions posées avec l'air d'un intérêt pesant, ces sourires, n'avaient pas plus de sens que de manger bouche fermée ou de se moucher discrètement. (...) »

23 octobre 2011

Georges Hyvernaud, sur le cinéma


« (...) Épatant, le cinéma, comme narcotique. Le cinéma, le grand bazar de l'hébétude, la chaude boutique du rêve tout fait, tout cuit, démocratique et standard. Il n'y a qu'à s'asseoir, à être là, à ouvrir les yeux. A être un homme de la foule, consentant, passif, soumis à la frénésie mécanique des images, livré aux spectres, sans passé et sans avenir. (...) »

Georges Hyvernaud, La peau et les os (1949).

22 octobre 2011

Franz KAFKA : Lettre au père

Court texte ou longue, très longue lettre selon le point de vue, cette publication posthume de Franz Kafka est un long réquisitoire dans lequel l'auteur dit toute l'incompréhension qu'il y a entre un père trop exigeant et un fils trop à l'opposé des espérances paternelles.

Le texte met en avant les grandes capacités d'analyse de Kafka, qui dissèque avec précision des années d'un dialogue de sourds ; on s'immisce dans une relation de conflits contenus, de rancœurs tièdes, de soumission à une autorité que l'auteur critique sans pour autant la contester. Il y a donc de la mesure dans le propos, et Kafka parvient à nous - qui n'étions pas censés le lire - épargner un ton trop geignard, même si sa fragilité, ou peut-être plus exactement sa relative préciosité, finirait à la longue par user si ce texte ne faisait moins de 100 pages.

Cette lettre écrite en 1919, Kafka ne la remit jamais à son destinataire. L'écrivain mourut cinq ans plus tard, avant son père, mort quant à lui une vingtaine d'années avant la publication de ce texte en 1953.

21 octobre 2011

Philippe Muray, sur la folie « préventiviste »


« (...) Un soir, j'ouvre ma télé : émission sur les « accidents domestiques »... Non ? Si ! Il ne vont pas arriver à faire un débat là-dessus quand même ? Mais si ! Mais si ! Ils y arrivent ! C'est très sérieux, au contraire ! Défense de vous rouler par terre ! Votre appartement fourmille de pièges, ne vous fiez pas aux apparences ! En fin de compte, Saint-Just ne s'était pas trompé : le cocooning est une idée neuve en Europe. Attention ! La terreur rôde au coin des placards ! Vos chérubins vont se brûler avec la cuisinière si elle n'est pas aux normes européennes ! S'empoisonner avec les détergents ! S'ébouillanter avec les casseroles ! S'écraser les doigts dans les portes ! Votre living, c'est Beyrouth ! C'est Stalingrad aux heures chaudes ! Surveillez les outils, les prises, les rallonges non débranchées, les fers à repasser encore chauds ! Patrouillez sans cesse dans votre jungle ! Ouvrez l’œil ! Méfiez-vous de tout ! La porte électronique du garage qui devient folle, voilà une existence brisée ! Et ainsi de suite pendant une heure.
Ce monde a été suffisamment interprété et changé, il s'agit maintenant de le protéger. »

Philippe Muray, L'empire du Bien (1991) ; Éditions Les Belles Lettres.

20 octobre 2011

Fedor DOSTOÏEVSKI : Les carnets du sous-sol

Livre paru sous de nombreux titres, depuis sa publication originale en 1864, et en différentes traductions pour compliquer les choses. C'est, vraisemblablement – et comme tous les livres de Dostoïevski – dans la plus récente traduction – celle de André Markowicz – qu'il faut lire ce livre, traduction restituant - selon les spécialistes - le mieux le style de l'écrivain russe, dans toutes ses imperfections et son oralité. Bref, qu'il s'intitulât « La voix souterraine », « Dans mon souterrain », « Notes écrites dans le sous-sol » ou encore « Mémoires écrits dans un souterrain », tous ces titres désignaient le même livre.

Ma connaissance de l'œuvre de Dostoïevski reste très rudimentaire, aussi j'éviterai de prétendre avoir une science que je n'ai pas en paraphrasant la postface de Monsieur Francis Marmande, à laquelle je n'ai, du reste, pas tout compris.

Je m'attarderai uniquement sur le contenu brut de ce livre, que j'espère ne pas avoir trop mal compris, lui. Et c'est dans l'ordre du possible, après tout, car Dostoïevski n'est pas à mon sens l'écrivain le plus limpide qui soit. Pas le plus inintéressant non plus, c'est une évidence. Bref, le factuel, et au diable l'interprétation.

Le narrateur de cette histoire est un fonctionnaire raté s'étant terré chez lui, à l'abri des autres, à mariner dans l'inconfort de vivre avec une conscience plus développée que la moyenne. Les carnets du sous-sol se présentent en deux parties, la première est un monologue où le narrateur prend constamment à partie son lecteur, préjugeant de ses réactions aux propos hétérodoxes qu'il tient. Il sort de ce long discours de très fines observations sur l'existence, la nature profonde des hommes, la justice, etc...

« (…) un homme intelligent ne peut rien devenir – il n'y a que les imbéciles qui deviennent. Un homme intelligent du XIXe siècle se doit – se trouve dans l'obligation morale – d'être une créature essentiellement sans caractère ; un homme avec un caractère, un homme d'action, est une créature essentiellement limitée. (...) » (p.13)

« (…) de quoi un honnête homme peut-il parler avec le plus de plaisir ?
Réponse : de lui-même. (...) » (p.14)

« (…) Un homme doué d'une conscience est-il capable de s'estimer un tant soit peu ? (...) » (p.26)

« (…) La civilisation, si elle n'a pas rendu les hommes plus sanguinaires, a conféré à cette cruauté quelque chose de plus sale, de plus odieux. Avant, les hommes voyaient dans le meurtre un acte de justice, ils étripaient donc qui ils devaient sans remords de conscience ; maintenant, nous avons beau savoir que le meurtre est une saloperie, nous la pratiquons de plus belle, cette saloperie, et encore plus qu'avant. Qu'est-ce qui est pire ? (...) » (p.35-36)

C'est à mon sens la partie la plus intéressante du livre, en ceci qu'elle développe un point de vue plus clair que la seconde. Cette deuxième partie, intitulée « Sur la neige mouillée », n'est plus seulement un monologue, le narrateur évoque des faits du passé, des faits l'ayant conduit à sa retraite. C'est le récit d'un homme bien résolu à se tuer socialement, dans une société où l'honneur prévaut sur toutes les valeurs. L'histoire d'un homme complexé mais fier, cherchant à se mesurer à plus prestigieux que soi, et trébuchant, lamentablement. Un homme incapable de donner, et encore moins de recevoir. Un homme presque ordinaire, finalement.

« (...) Tout honnête homme de notre temps est et doit être un lâche et un esclave. C'est son état normal. J'en suis profondément convaincu. (...) » (p.63)

« (...) Une idée me traversa l'esprit : "trouver le ton juste ; autre chose que le sentimentalisme pour trouver le point faible."
Mais cette idée ne fit que me traverser. Je le jure, elle m'intéressait vraiment. En plus, je n'avais pas toutes mes forces, j'étais en bonne disposition. Et puis, la tricherie se marie si bien avec le sentiment. (...) » (p.121)

« (...) j'en arrive à croire aujourd'hui de temps en temps que l'amour ne peut rien être d'autre qu'un droit volontairement donné à l'objet que l'on aime de nous tyranniser. (...) » (p.159)
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