4 septembre 2009

Pedro Juan GUTIERREZ : Trilogie sale de La Havane

Ce premier livre du Cubain Pedro Juan Gutiérrez n'est pas réellement un roman, ni même un recueil de nouvelles, il y a bien un lien entre la plupart des textes courts qui le composent, et un ordre chronologique, mais chaque texte peut facilement être lu indépendemment des autres. Gutiérrez y décrit la vie à La Havane dans les années 90, et plus exactement sa vie. Celle d'un quadragénaire dont le seul but est de survivre dans la misère d'un pays exsangue ravagé par des décennies de castrisme et d'embargo économique. Dans le Cuba que dépeint Gutiérrez, le fait est que tout manque à la population : nourriture, eau courante, médicaments, tout, excepté le sexe. Autant dire que la gaudriole occupe une bonne partie des pensées de Gutiérrez, entre deux combines ou boulots ingrats et éreintants pour gagner les quelques pesos qui lui permettront de survivre jusqu'au lendemain. C'est un peu le sport national à La Havane, semble-t-il, entre les pauvres diables qui s'astiquent sur la plage en scrutant les mieux lotis qu'eux s'envoyer en l'air en duo à la nuit tombée, et les cavaleuses cherchant à soutirer quelques dollars aux touristes en échange de leurs charmes, le sexe est partout, c'est un peu l'oxygène des miséreux, l'un des rares plaisirs encore autorisés.

Une grande part de la force de Gutiérrez tient dans sa capacité à raconter sa vie âpre sans jamais s'apitoyer sur lui-même, sans chercher la compassion dans l'oeil du lecteur, et c'est l'un des traits communs qu'on peut lui trouver avec Bukowski. Pour tout dire, bien des choses rappellent l'écrivain américain dans le style de Gutiérrez ; outre ce détachement, cette légèreté étonnante, la prose du Cubain est manifestement très influencée par Bukowski (qu'il cite d'ailleurs furtivement dans un de ses textes), bien plus à mon sens que Henry Miller, à qui le quatrième de couverture le compare. La référence est pour moi indéniable, et en même temps, elle ne prend pas des accents de plagiat, on sent un Gutiérrez à l'aise dans le style, sincère, authentique. Ce ton est le sien, il ne paraît pas chercher à faire du Bukowski, et s'en distingue même à certains moments, comme lorsqu'il évoque le semblant de spiritualité - héritage d'une culture où la religion et les superstitions sont encore bien ancrées dans le quotidien des gens - qui l'anime encore par instants, assez mollement il est vrai, mais dont on ne trouve pas la moindre trace chez Bukowski. Bref, il ne s'agit pas d'un ersatz, mais bien d'un auteur à part entière, de la trempe de ceux - devenus rares - qui portent un regard sans complaisance sur leur vie, leurs motivations réelles, leur personnalité, capables d'aborder tous les sujets - et surtout les plus intimes - sans tabou. Un des plus intéressants écrivains contemporains vivants avec Dan Fante, à mon avis.



"(...) En plus de vingt années de travail dans la presse, je n'ai jamais pu écrire une ligne qui ne soit pas une offense à mes lecteurs. Même pas un minimum de respect pour l'intelligence d'autrui, non. J'ai toujours été forcé de faire comme si j'étais lu par des imbéciles auxquels il fallait injecter de force des idées dans le cerveau. Mais j'étais en train d'abandonner tout ça, d'envoyer au diable la prose élégante et mesurée, celle qui évite tout ce qui pourrait ressembler à une atteinte à la morale et aux bonnes manières. Le respect, je n'en pouvais plus. Et faire sans cesse bonne mine : souriant, poli, bien habillé, rasé de près, fleurant l'eau de Cologne, la montre toujours à l'heure... En se répétant que c'est immuable, que c'est pour la vie. Mais non. Ce que j'apprenais, à cette époque, c'est que rien n'est pour la vie. (...)

"A l'époque, j'étais un type poursuivi par la nostalgie. Je l'avais été depuis toujours et je ne savais pas comment me débarrasser de mes souvenirs pour vivre enfin tranquillement.
Je n'ai pas encore appris. Et je doute que j'apprenne un jour. Mais j'ai compris au moins une chose : on ne peut pas se débarrasser de la nostalgie, parce qu'on ne peut pas se débarrasser de la mémoire. On ne peut pas tirer un trait sur ce qu'on a aimé, c'est impossible. Ca vous reste à jamais. Vous désirez sans cesse revivre les bons moments, tout comme oublier et détruire le souvenir des mauvais. Effacer les saletés que vous avez commises, abolir la mémoire des personnes qui vous fait du mal, rejeter les chagrins et les périodes de tristesse.
La nostalgie fait donc totalement partie de la condition humaine et la seule solution est d'apprendre à vivre avec. Et peut-être, par chance, cessera-t-elle d'être quelque chose de triste et de déprimant pour devenir une petite étincelle qui nous fait redémarrer, nous pousse à nous consacrer à un nouvel amour, à une nouvelle ville, à une nouvelle époque. Meilleurs ou pires, on n'en sait rien et peu importe. Différents, c'est sûr. Et c'est ça que nous cherchons tous, jour après jour : ne pas gaspiller notre vie dans la solitude, rencontrer quelqu'un, nous engager un peu, fuir la routine, goûter notre petite part de fête. (...)"

"(...) La seule chose que je puisse déjà dire, c'est que les rêves sont une vaste fumisterie. Nous, les humains, nous devrions les rejeter, les rêves, poser les pieds au sol et déclarer : « Putain, là d'accord ! Là, je suis bien ancré. Les tempêtes peuvent toujours venir. » C'est la seule manière de parvenir au bout sans trop de naufrages et sans faire eau de toutes parts, ou disons au moins avec seulement un peu d'eau sale dans la sentine. (...)"

"(...) J'étais heureux, alors, sauf que je ne l'ai jamais su. On n'a conscience de sa chance que quand elle vous quitte. (...)"

"(...) Le pauvre, ou l'esclave - c'est du pareil au même - , ne peut pas se permettre d'avoir des principes moraux trop complexes, ni de se montrer trop exigeant sur le plan de la dignité. Autrement, il mourra de faim. « Si tu me donnes rien qu'un peu, ça me suffit et je t'aime », voilà tout. En général, les femmes assimilent ça dès l'enfance et s'arrangent avec. Mais nous, les hommes, il faut qu'on complique les choses avec la révolte, la rectitude morale, ce genre de grands mots. Et à la fin on comprend aussi, juste un peu plus tard qu'elles. (...)"

"(...) les bourgeois ne comprennent rien à rien. C'est pour ça qu'ils ont peur de tout, qu'ils veulent sans cesse savoir ce qui est bien et ce qui est mal, et comment on peut corriger ci, et comment on peut empêcher ça. Tout est anormal, pour eux. Ca doit être terrible, d'appartenir à la classe moyenne et de vouloir tout juger de l'extérieur, de loin, sans risquer son cul. (...)

"(...) Finalement, c'est comme ça qu'on vit, par petits bouts qu'on emboîte les uns aux autres, à toutes les heures, jour après jour, à chaque étape, à empiler les gens d'ici ou là en soi. Et pour terminer on se retrouve avec une existence en forme de casse-tête chinois. (...)"

" Dans ma vie, il n'arrive jamais à tenir, ce satané triangle que forment l'amour, la santé et l'argent. L'amour est un mensonge, le fric un oiseau volage et la santé se détruit en une minute. (...)"

"(...) il'époque était différente, il y a quarante ans : chacun avait son emploi et en vivait. J'ai l'impression qu'alors les gens savaient quelle était leur place et s'y tenaient, sans avoir tant d'ambitions, sans trop se compliquer la vie. Aujourd'hui, au contraire, ça part dans tous les sens. Personne n'a l'air de connaître ses limites, ni ses devoirs, ni ce qu'il veut vraiment, ni la direction à prendre, ni l'endroit où il est. Tous, nous errons à la poursuite de l'argent, désespérés, nous sommes prêts à n'importe quoi pour gratter quelques pièces puis nous passons à une autre combine, et encore à une autre. En fin de compte, tout ce à quoi nous sommes arrivés, c'est à une grande confusion d'individus qui se disputent et se battent entre eux. (...)"
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