30 janvier 2009

Charles BUKOWSKI : Pulp

Quand Charles Bukowski décidait de s’attaquer au roman de genre, il convenait de s’attendre à un résultat tout sauf conventionnel. De fait, lâchant temporairement son double Chinaski (dont il est quand même furtivement fait allusion dans le récit), Buk se glissait dans la peau de Nick Belane, un détective privé à la dégaine et au tempérament fortement Bukowskiens.

Dès le premier chapitre, on sait que Bukowski nous embarque dans un univers hors norme, bien à lui, Belane se présente sous les traits d’un raté flamboyant, obsédé sexuel attachant, grand duc de l’ivrognerie, et le ton du roman s’annonce tout ce qu’il y a de plus léger et poilant. On ne peut s’empêcher de sourire et même rire à la lecture des aventures fantaisistes de Belane, qui tour à tour se retrouve mêlé à des enquêtes tout ce qu’il y a de plus farfelues, qui se réfèrent autant au polar classique qu’à la science-fiction burlesque d’un Ed Wood voire même à l’univers improbable d’un Russ Meyer. Il est d’abord recruté par la Grande Faucheuse en personne pour retrouver l’écrivain Céline, un mort bien vivant - presque centenaire mais pimpant comme un jeune homme - qui coule des jours paisibles à Los Angeles. Viennent ensuite des histoires de moineau écarlate (la grande énigme du roman), d’extra-terrestre lubrique et bien gaulée et de mari trompé qui apparaissent toutes plus ou moins liées et mettent sérieusement à contribution les maigres talents d’enquêteur de Belane, autant qu'elles ébranlent sa santé mentale.

Bukowski ne se contente évidemment pas de raconter une histoire abracadabrante, on retrouve dans son roman à la fois l’esprit et l’imagination débridée de certaines de ses nouvelles et aussi les grands thèmes qui ont construit son œuvre, comme l’insignifiance de nos existences, les névroses et les bas instincts qui animent l’humanité, le tout asséné avec sa légèreté habituelle, son lyrisme et son humour décapant. Un roman à part donc, mais pas tant que ça. 

« (…) Je n’avais pas le moral, et la marche n’arrangea pas les choses. Chienne de philosophie ! L’homme est né pour mourir. Impossible de nier l’évidence. On se rattache à tout ce qui passe et on attend. On attend le dernier métro. On attend une paire de gros nibards dans une chambre d’hôtel, une nuit d’août à Las Vegas. On attend que les poules aient des dents. On attend que le soleil baise la lune. Et en attendant, on se raccroche à n’importe quoi. (…) » 

« (…) L’heure était venue de se livrer à une petite auto-analyse.
Primo, on arrêtait les frais pour la journée.
Secundo, la vie épuise l’homme, elle le réduit à néant.
Et tertio, demain il ferait jour. (…) »
 

« (…) Depuis le seuil, je jetai un œil sur le club-house. Juste une belle brochette de vieux friqués. Comment avaient-ils fait ? Et de combien d’ailleurs avons-nous besoin ?  Car, finalement, toute cette thune, on en fait quoi ? Tous, nous allons casser notre pipe, et néanmoins la plupart d’entre nous s’esquintent la santé à grappiller deux, trois biffetons de plus. Un jeu de débiles. Pouvoir encore enfiler ses chaussures chaque matin que Dieu fait, n’est-ce pas la plus grande des victoires ? (…) » 

« (…) Je me traînai jusqu’à la salle de bains. Il n’y a rien que je déteste plus que de croiser mon reflet dans un miroir, et pourtant je m’y résolus. L’image même d’un homme défait et vaincu. D’énormes valises noires autour d’yeux minuscules et craintifs. Tout à fait l’air d’un rat pris au piège par un chat impitoyable. Ma peau se débandait de toutes parts, comme si elle avait haï le corps qu’elle enveloppait. Mais le pire, c’étaient mes sourcils, pareils à des rideaux en bout de course et qui ne laissaient filtrer que le regard d’un dément. Horrible. A gerber. Et de plus, j’avais les intestins bloqués. Incapable d’en mouler un. Je me rendis quand même dans les toilettes pour pisser. Je m’appliquai à viser le centre de la cuvette mais, sans que je comprenne pourquoi, j’inondai le carrelage. Me ressaisissant, je revisai le trou, et, cette fois, je baptisai le siège que j’avais oublié de relever. Pour éponger, un rouleau de papier cul y passa quasiment. Mais c’était nickel ! Il ne me resta plus qu’à tirer la chasse. Ensuite, je me mis à la fenêtre. Sur le toit d’en face, un chat lâcha tranquillement sa crotte. Parfait. Je retournai dans la salle de bains pour me laver les dents. Mais parce que je pressai trop fort le tube de dentifrice, le lavabo en fut éclaboussé. C’était un dentifrice vert. Qui ressemblait à un ténia engraissé à la chlorophylle. Avec un doigt, j’en récupérai un peu que j’appliquai sur ma brosse. Puis, j’ouvris la bouche, et mes dents apparurent. Quelle invention diabolique que les dents ! On s’en sert pour manger. Manger et remanger. Nous sommes vraiment des êtres répugnants, programmés pour nous épuiser, notre vie durant, à accomplir de sordides petites tâches. Se remplir le ventre et lâcher des pets, nous gratter l’échine et nous souhaiter de joyeuses fêtes avec le sourire de circonstance. (…) » 

« (…) Est-ce que les fêlés savent que c’est la perte de temps qui rend les gens fous ? Toute notre vie, on attend. Que ça passe ou que ça casse. On fait la queue pour acheter du papier cul. Pour encaisser un chèque. Et, quand on est sans un, on fait tout de même la queue. Plus longtemps encore. On attend le sommeil et on attend le réveil. Même topo pour le mariage et le divorce. On attend la pluie et on attend qu’elle cesse. On attend l’heure de passer à table, puis celle d’y retourner. On attend chez le psychiatre au milieu d’une bande de psychotiques, tout en se demandant si on n’en est pas un, soi-même. (…) » 

« Le lendemain de cette soirée mémorable, partagé entre l’insatisfaction et le dégoût, je repris possession de mon bureau. En vérité, être là ou courir le monde, ça se valait. A l’évidence, si nous faisons semblant de remuer de l’air, c’est pour tromper l’attente de la mort, bien qu’une bonne partie d’entre nous ait renoncé depuis longtemps à user de ce piteux stratagème. Nous sommes des légumes. Je suis un légume. Dire lequel dépasse mes compétences. A priori, je penche pour le navet. (…) »

26 janvier 2009

Charles BUKOWSKI : Le postier

A l'exception de Pulp (dans lequel Charles Bukowski accommodait le polar à sa sauce), tous les romans de Bukowski sont articulés autour d'une facette de sa vie ; Le postier - son premier roman - n'échappe pas à la règle, et comme son nom l'indique, il se focalise sur la période où l'écrivain s'essaya plus ou moins à la stabilité professionnelle en entrant à la Poste, après avoir pratiqué tous les petits boulots possibles et indésirables (cf. Factotum, notamment). Débarqué par hasard et sans envie de s'y éterniser, Buk y occupera en tout plus d'une dizaine d'années de sa vie, et c'est donc en observateur averti qu'il dépeint dans Le postier le sombre portrait du "monde du travail", fait de tâches répétitives exténuantes et abrutissantes, d'obsession de la performance (les épreuves de rendement du centre de tri...), de chefaillons sadiques en mal d'autorité, et de cohabitation parfois douloureuse avec clients et collègues pour beaucoup salement névrosés.

Outre le boulot, qu'il accomplit avec une nonchalance et un détachement exemplaires, la vie sentimentale de Bukowski (ou plutôt devrais-je dire Chinaski, mais quelle différence cela fait ?) tient également une large part du roman, dans lequel on croise trois catégories de femmes : celles qui ont compté (sa compagne de beuveries Betty, et Fay qui fera de l'asocial flamboyant un père certes peu présent, mais néanmoins très attendri par sa fille), les distractions relativement durables (la jeune et richissime Joyce), et les aventures éphémères parfois glauques  (Mary Lou l'arnaqueuse, la détraquée de sa tournée de facteur, et nombre de femmes délaissées ramassées ici et là...).
 
L'univers où patauge Bukowski est âpre, mais comme toujours, l'écrivain lui insuffle un parfum de légèreté et une dose d'humour non négligeable, sans oublier, aussi,  une certaine tendresse pour ne pas dire l'inverse. Bukowski n'a jamais vraiment trouvé sa place dans ce monde, et pourtant, il ne ressort jamais la moindre aigreur de ses textes, jamais de méchanceté, pas même à l'égard des individus les plus méprisables qu'il a croisés. Il faut dire que l'écrivain n'a jamais pris sa vie, et la vie en général, très au sérieux, et c'est un des points qui fait toute la singularité et la force de son œuvre.

« Ça a commencé par erreur.
C'étaient les fêtes de Noël et j'avais appris par le pochard en haut de la côte, qui faisait le coup à chaque Noël, qu'ils embauchaient quasiment n'importe qui, alors j'y suis allé et sans avoir le temps de réaliser je me suis retrouvé avec une sacoche en cuir sur le dos à cavaler comme bon me semblait. Parlez d'un boulot, que je pensais. Peinard ! Ils vous donnaient juste un ou 2 pâtés de maisons à faire et si vous arriviez à finir, le facteur titulaire vous en donnait encore un autre à distribuer, ou alors vous pouviez rentrer et le chef vous en donnait un autre, mais surtout, vous preniez bien tout votre temps pour fourrer ces cartes de Noël dans les fentes. (…) »

« (…) Alors le vieux a fait un gros chèque à Joyce et ça y était. On a loué une petite maison sur une colline, et puis Joyce s'est mise à me sortir toute cette morale stupide.
« On devrait trouver un travail tous les deux », disait Joyce, « pour leur prouver que tu cours pas après leur argent. Leur prouver qu'on peut se débrouiller tout seuls. »
« Baby, c'est de la gaminerie. N'importe quel crétin est capable de mendier un boulot quelconque ; mais faut être un sage pour l'étaler sans travailler. Ici on appelle ça "la démerde". J'aimerais être un bon démerdard.  »  (…) »


« (…) Je sais pas comment ça arrive aux gens. J'avais une gosse à nourrir, besoin de boire quelque chose, y'avait le loyer, les chaussures, chemises, chaussettes, tous ces trucs. Comme tout le monde j'avais besoin d'une vieille voiture, quelque chose à manger, tous les petits aléas.
Comme les femmes.
Ou un jour aux courses.
A vivre au jour le jour et sans porte de sortie, vous n'y pensez même pas.
Je me suis garé en face du Federal Building et j'ai attendu que le feu passe au vert. J'ai traversé. Poussé les portes à battants. C'était comme si j'avais été un morceau de fer attiré par un aimant. Je n'y pouvais plus rien.
C'était au 1er étage. J'ai ouvert la porte et ils étaient là. Les employés du Federal Building. J'ai remarqué une fille, la pauvre, un bras seulement. Ca faisait une éternité qu'elle était là. C'était comme être un vieux pochard comme moi.  Enfin, comme disaient les gars, faut bien travailler quelque part. Alors ils acceptaient ce qu'il y avait. C'était la sagesse de l'esclave.
Une jeune noire s'est approchée. Elle était bien habillée et contente de sa situation. J'étais content pour elle.  Avec son job, moi, je serais devenu cinglé.
« Oui ? »  elle a dit.
« Je suis préposé aux postes », j'ai dit, « je veux démissionner. »  (…) »

25 janvier 2009

John FANTE : Rêves de Bunker Hill

Écrit un an avant sa mort, en 1982, alors que l’écrivain était fortement diminué physiquement en raison du diabète dont il souffrait (aveugle, John Fante s’en remit à sa femme Joyce pour dactylographier le texte qu’il lui dicta de la première à la dernière ligne), l’histoire nous replonge dans les années 30, situant ainsi approximativement cet ultime roman dans l’œuvre de  Fante à la suite chronologique de Demande à la poussière.

On y retrouve un Arturo Bandini qu’on devine légèrement plus âgé que dans le roman culte de Fante, délaissant la littérature pour faire ses premiers pas dans l’industrie cinématographique Hollywoodienne en tant que scénariste. Après la dèche qui lui collait à la peau dans Demande à la poussière, Bandini s’embourgeoise quelque peu en décrochant son premier contrat pour le compte d’un producteur à succès. Mais Bandini s’ennuie, ce travail lui apporte certes la sécurité matérielle, mais pas la gloire tant rêvée. En amour, le jeune homme n’est guère plus heureux, son tempérament excessif et impulsif lui joue comme toujours de sérieux tours, et c’est finalement dans les bras d’une femme en âge d’être sa mère qu’il finit par se fixer, en attendant la tempête, à laquelle le facétieux Bandini ne tarde jamais à s’exposer, et dans laquelle il se vautre même il faut bien le dire avec une habileté certaine…

Si on retrouve globalement le style qui fit la légende de Fante sur le tard, le ton donné à Rêves de Bunker Hill est légèrement plus pimenté qu’à l’habitude. Fante n’hésite pas à se laisser aller à quelques considérations plus salaces que par le passé, qui l’engagent parfois un peu dans le sillage de son élève et admirateur dévoué : Bukowski. Fante se lâche, donc, mais sans rien perdre de son style, si tendre, jouissif, drôle, émouvant, le tout servi avec la fraîcheur de ses jeunes années qu’il n’a semble-t-il jamais perdue… Du Fante pur jus, en résumé.

« Ma première rencontre avec la gloire fut tout sauf mémorable. Je travaillais comme saute-ruisseau dans un magasin de délicatessen, chez Marx’s. C’était en 1934. Le magasin se trouvait à Los Angeles, au coin de la Troisième Avenue et de Hill. J’avais vingt et un ans et vivais dans un monde limité à l’ouest par Bunker Hill, à l’est par Los Angeles Street, au sud par Pershing Square, au nord par le Centre Civique. J’étais le roi des saute-ruisseau doté de toute la verve et du style inimitable de la profession, et bien qu’horriblement mal payé (un dollar par jour plus les repas), j’attirais l’attention unanime quand je virevoltais de table en table, tenant mon plateau en équilibre sur une main et provoquant les sourires de tous les clients. En plus de mes talents de serveur, j’avais un autre atout pour mes patrons, car j’étais également écrivain. Ce fait bénéficia d’une certaine renommée après qu’un photographe soûl du Los Angeles Times se fut installé au bar pour prendre plusieurs clichés de moi en train de servir une cliente, qui levait vers moi des yeux pleins d’admiration. Le lendemain, j’avais ma photo dans le Times ; l’article attenant parlait de la lutte et des succès du jeune Arturo Bandini, un gamin ambitieux et travailleur originaire du Colorado, qui s’était fait un nom dans la jungle des revues littéraires en vendant une de ses nouvelles à l’American Phoenix, dirigée comme il se doit par le monstre sacré de la littérature américaine – j’ai bien sûr nommé Heinrich Muller. »

« (…) Je levai les yeux vers la fenêtre de mon bureau. Je ne pouvais pas retourner là-haut. De fait, je ne le pouvais pas, car je me sentais trahi. Du Mont m’avait joué un sale tour. Maintenant j’avais honte des coupes sauvages effectuées dans le manuscrit de Jennifer. Si quelqu’un avait caviardé un de mes textes de la sorte, je lui aurais mis mon poing dans la figure. Je me demandais ce que Heinrich Muller aurait pensé de mon intégrité. Mon intégrité ! Cela me fit éclater de rire. Intégrité – des couilles. J’étais un minable, un zéro. Au diable tout ça. Je décidai d’aller acheter une paire de pantalons. Il me restait plus de cent dollars. Je désirais oublier mes ennuis et me lancer à corps perdu dans des dépenses inconsidérées. L’argent est fait pour être dépensé, non ? (…) »

« (…) « Bonjour ! » dis-je. « Je ne savais pas que vous habitiez ici. »
« Je viens juste d’arriver. »
« Vous travaillez dans le quartier ? »
« Je suppose qu’on peut dire ça. » Elle me décocha un regard plein de sensualité. « Vous voulez qu’on se voie ? »
« Quand ? »
« Pourquoi pas tout de suite ? »
Je ne la désirais pas. Rien chez elle ne m’attirait, mais je devais me conduire en homme. Il n’y a qu’une seule issue à ce genre de situation :
« Avec plaisir », dis-je. (…) »

« (…) Un jour, à l’heure du déjeuner, je montai à la salle à manger privée où se réunissait la crème des scénaristes et des metteurs en scène. Je m’assis à une longue table et me retrouvai entre John Garfield et Rowland Brown, le metteur en scène. Pour briser la glace, je dis à Garfield : « Passez-moi le sel, s’il vous plait. »
Il me le donna sans un mot. Me tournant vers Brown, je lui demandai : Ca fait longtemps que vous travaillez ici ? »
« Seigneur, oui. » s’écria-t-il, et ce fut tout.
Je réfléchis que ce n’était pas de leur faute. J’étais le coupable, le raté, le timide manquant de confiance en soi. Je ne suis jamais remonté là-haut. (…) »

« (…) Je roulai au pied du divan et me mis en position entre ses longues jambes fuselées gainées de bas, mais ma fermeture Eclair était coincée, et je me battis désespérément avec elle. Les mains de Thelma descendirent vers ma ceinture, et après un effort violent mon pantalon fut sur mes chevilles. Je me penchai sur elle, mon outil au garde-à-vous ; j’essayai de la harponner, mais ratai mon coup plusieurs fois de suite. Thelma poussa un petit cri de contrariété, puis saisit mon truc pour essayer de le faire entrer. A cet instant précis, j’entendis le bouton de porte grincer, le bruit de la porte qui s’ouvrait, je dirigeai mes yeux vers la porte et découvris Harry Schindler qui nous regardait. Toute vie abandonna mon outil, et je restai allongé là, pétrifié de terreur, tandis que Thelma, elle aussi en état de choc, tenait ma verge molle dans sa main. (…) »


« (…) Que fais-je ici, me demandai-je. Je déteste cet endroit, cette ville hostile. Pourquoi me rejetait-elle toujours comme un orphelin indésirable ? N’avais-je pas payé mon dû ? N’avais-je pas travaillé d’arrache-pied, fait l’impossible pour trouver une place au soleil ? Qu’avait donc cette ville contre moi ? Mes ennuis tenaient-ils à ma gaucherie de paysan, à la conviction chez moi bien ancrée de ne pas être tout à fait comme les autres ? (…) »
 

Olivier BARDOLLE : Mon réveillon avec le dernier des chiens

Au détour d’un débat dans l’émission « Ce soir ou jamais » dont il était le discret invité, les quelques citations de Céline que fit Olivier Bardolle m’intriguèrent au point de me pencher sans tarder sur les écrits de ce mystérieux écrivain français que je connaissais tout juste de vue. Quelques jours plus tard, je dévorais Le Monologue Implacable, un recueil de fragments de pensées et d’aphorismes dans lequel Bardolle me bluffait de page en page, tant je me retrouvais dans la plupart de ses points de vue sur la nature humaine et les rapports sociaux qui en découlent.

Mon réveillon avec le dernier des chiens donne dans un autre registre, il s’agit d’un roman philosophique, où les réflexions d’Olivier Bardolle sont jetées dans la bouche de l’éloquent Eugène, un clochard placé en travers du chemin de Louis, publicitaire quadragénaire fortuné et blasé, le soir de la Saint Sylvestre. A priori, tout oppose ces deux hommes, mais très vite, Louis est fasciné par la forte personnalité d’Eugène, tout autant que par sa grande culture philosophique. De là toute l’idée du roman, qui se présente sous la forme d’un dialogue entre les deux hommes, dans lequel Louis joue le rôle du contradicteur pour creuser au plus profond de la pensée de son interlocuteur.

Ce premier ouvrage d’Olivier Bardolle n’est peut-être pas sa plus grande réussite, le roman n’est sans doute pas l’exercice littéraire dans lequel l’écrivain est le plus à l’aise, mais le fond de sa pensée est déjà bien là, et cinglant. Les valeurs qui animent le monde en prennent pour leur grade, et notamment l’ambition et le matérialisme, motivés l’un comme l’autre par le désir de domination. Stylistiquement, on pense parfois à La Chute de Camus, tant le dialogue entre les deux personnages tourne bien souvent au monologue (implacable, déjà). Ce dialogue manque parfois un peu de fluidité, mais la force des idées prémunit globalement contre l’ennui, d’autant plus qu’il s’agit d’un texte court (180 pages environs).

« (…) D’abord, à mon sens, le grand problème de la philosophie spéculative, celle qui vous impressionne, c’est son hermétisme. L’homme de la rue n’y comprend rien. Cette philosophie officielle réduit l’évolution de la pensée humaine à une succession de doctrines académiques. Elle s’enivre de concepts, développe jusqu’à plus soif des analyses interminables et stériles sur des textes obsolètes. (…) Pour moi, tant qu’une philosophie, ou une pensée qui s’affirme comme telle, n’a pas subi l’épreuve du vécu, elle n’est rien que des mots. Une philosophie digne de ce nom, de type socratique, se doit d’être une pensée en action, toujours compréhensible par tous, ou elle n’est rien. (…) »

« (…) On peut d’ailleurs considérer que si le mot philosophie signifie étymologiquement « amour de la sagesse », l’amour est, lui, à l’opposé de cet idéal de sagesse. Il représente la passion,  le débordement, la fureur vitale, l’assujettissement des sens, et finalement, la chute : ce n’est pas pour rien que l’on parle de « tomber amoureux ». Les philosophes se tiennent à l’écart de ce champ de mines. En ce qui me concerne, puisque ça vous tracasse, je vous dirai que cette affaire ne me concerne plus vraiment. J’ai beaucoup donné, et, à mon âge, on devient calme sur le sujet, mais ça ne m’empêche pas de penser que cet élan pulsionnel, toujours excessif, s’apparente à une manifestation panique, à un besoin d’oublier son moi dans une chair extérieure, à une tentative désespérée pour échapper à l’emprise du vide. Vide que l’on ressent toujours plus cruellement dans la solitude. On aime parce qu’à deux, on a moins peur du néant, on aime pour se rassurer, se réchauffer et conjurer la mort. (…) »

« (…) Le fameux coup de foudre, ce big-bang affectif, est un état absolument divertissant, de nature extatique. Il court-circuite le libre arbitre, annihile l’état de conscience et vous soulage de vous-même pendant quelque temps. Mais l’effet ne dure pas, les amants sont inéluctablement exposés au laminoir du temps qui passe et érode les sentiments, ils sont assujettis au dur désir de durer… C’est pour cette raison que je n’aime que les rencontres, les débuts, en amour comme en amitié, ces instants précieux où l’autre, frémissant, est encore un étranger qui fascine, un illusionniste qui vous fait croire à l’infini, le temps éphémère d’un miracle partagé. Tous les être semblent extraordinaires lorsqu’ils sont inconnus, nimbés dans le mystère, à bonne distance. On peut projeter sur eux les plus beaux rêves, imaginer le commencement du monde… L’étranger recèle une dimension messianique. Et si c’était l’élu ? Au début, chacun donne le meilleur de lui-même, se surveille, fait attention à sa parure, à ses idées. Il se montre prévenant, attentif, tout sourire, enchanteur… C’est l’histoire du Prince Charmant et de la Belle au bois dormant. Mais c’est vrai en toute chose : l’homme ne crée qu’au début. Dans quelque domaine que ce soit, seule la première démarche est intégralement valide. Celles qui suivent barguignent et se repentent, s’emploient parcelle après parcelle à récupérer le territoire dépassé. C’est ainsi, il n’existe pas de passion durable, pas plus qu’il n’est de séisme continu ou de fièvres ininterrompues, tout finit toujours par retomber. C’est pour cela qu’il ne faut pas s’attarder, qu’il est préférable d’être partout un passant, sinon la grâce s’évanouit avec la durée. Le temps est abrasif à cause de la répétition, toujours l’ennui, le terrible ennui pointe son mufle… (…) »

« (…) on ne peut écarter l’influence de la pression sociale qui interdit la pratique de la sincérité. La vie sociale s’édifie sur le sacrifice de la spontanéité, la culture collective se construit au détriment de l’individu naturel, elle est abrasive, normative, codifiée. Difficile d’y échapper.
- Vous avez une solution ?
- A part la peste bubonique, je ne vois pas… »

Jay McINERNEY : Bright Lights, Big City

Premier roman de celui qu’on peut considérer comme l’éclaireur du « Brat Pack », ce mouvement littéraire apparu dans les années 80 dont le représentant le plus célèbre aujourd’hui est probablement Bret Easton Ellis, ami de Jay McInerney. Sorti en France à l’origine sous le titre « Journal d’un oiseau de nuit », Bright Lights Big City (qui a été réédité l’an dernier chez Points) donne véritablement le ton de cette génération d’écrivains, en décrivant une jeunesse en manque total de repères, perdue dans une jungle urbaine où elle tente coûte que coûte d’oublier la vacuité de son existence.

L’histoire de Bright Lights Big City se situe à New York, au début des années 80, et met en scène un jeune homme égaré dans les ruines de sa vie d’adulte. Son boulot de vérificateur de faits pour un magazine ne lui plait pas, la femme qu’il aimait l’a quitté brutalement pour mener sa carrière de mannequin, et son penchant pour la défonce et les nuits blanches commence à lui faire sérieusement perdre les pédales.

L’utilisation de la seconde personne du singulier dans la narration renforce le sentiment d’égarement dont souffre le narrateur, il plane au dessus de sa vie et ne sait pas très bien comment reprendre possession de lui-même. Le ton du roman est naturellement désabusé, mais il n’est pas pour autant glacial. McInerney parvient même à donner une dimension assez « humaine » à son personnage (dimension nettement amplifiée vers la fin du roman, en découvrant l’origine véritable de son mal-être), on est assez éloigné de la froideur de la plupart des personnages d’Ellis par exemple, même si le cynisme n’est pas absent du roman. Cette mise en bouche me donne en tout cas envie de poursuivre ma découverte de McInerney, probablement avec Trente ans et des poussières, dont le thème ne saurait plus me parler (« un portrait vitriolé du monde actuel, artificiel et sans âme », dixit Wikipedia).

« (…) En somme, tu ne vois pas comment vérifier toutes les infos contenues dans l’article, ni comment confesser de bonne grâce ton incapacité. Il te reste à prier pour que l’auteur ne se soit pas totalement planté, et que Clara ne relise pas les épreuves avec sa férocité coutumière.
Pourquoi t’en veut-elle ? Après tout, c’est elle qui t’a embauché. Quand les choses ont-elles mal tourné ?  Ce n’est tout de même pas de ta faute si elle est encore vieille fille. Depuis ton propre Pearl Harbor conjugal, tu as compris que le seul fait de dormir seul explique une certaine aigreur et bon nombre de bizarreries. L’envie t’est parfois venue de lui dire : « Hé, je sais ce que c’est. » Et tu l’as vue dans ce petit bar de Columbus Avenue, cramponnée à son verre, espérant désespérément être abordée par le premier venu. « Pourquoi ne pas reconnaître que vous souffrez ? » avais-tu envie de lui dire quand elle commençait à te chercher. Mais quand tu as compris de quoi il retournait, il était déjà trop tard. Elle voulait ta peau. (…) »


« (…) Sans entrer dans les détails, tu laisses entendre que ton travail est à la fois terriblement prenant et important. Tu as souvent pu t’en convaincre et en convaincre autrui par le passé, mais à présent le cœur n’y est plus. Tu continues pourtant à frimer, même si ça te fait horreur, comme s’il t’importait réellement d’épater ces deux inconnues en te parant des plumes de paon. Ce n’est pourtant pas grand-chose, ce boulot de tâcheron dans cette vénérable institution, mais c’est tout ce qu’il te reste. (…) » 

« (…) Elaine a l’air trop coriace pour t’attirer. Tu ne la trouves pas particulièrement gentille. Seulement, tu as tout de même envie de lui montrer que tu peux t’amuser comme tout le monde. Objectivement, tu sais qu’elle est désirable. Tu te sens donc plus ou moins tenu de la désirer. Là encore, il faut suivre le mouvement. Tu ne cesses de te dire qu’avec un peu de pratique, tu finiras par trouver ton compte dans les rencontres les plus superficielles, que tu renonceras à chercher le remède miraculeux, que tu cesseras de souffrir. Tu apprendras enfin à trouver ton bonheur dans les petits bénéfices des plaisirs sans lendemain. (…) »

Sherman ALEXIE : Indian Blues

Il y a longtemps que je voulais découvrir la culture indienne à travers sa littérature. En fouinant un peu, on se rend compte que les auteurs issus du peuple natif des États-Unis ne manquent pas, et parmi eux, Sherman Alexie s’est rapidement fait remarquer comme l’un des plus prometteurs de la jeune génération. Publié en 1995 alors qu’il n’avait pas encore trente ans, Indian Blues est probablement son roman le plus célèbre à ce jour, Sherman Alexie y narre l’histoire d’un groupe de jeunes indiens de la tribu Spokane en quête de repères et de considération.

Bien que mettant avant tout l’accent sur un univers fantasmagorique où la spiritualité indienne et notamment les rêves des différents personnages tiennent une large place, et où les clins d’œil à l’Histoire des États-Unis et à la culture musicale du pays sont légion, Sherman Alexie enrichit son texte de sa propre expérience de la vie dans les réserves. Alexie a grandi dans les lieux où il campe son histoire, il est donc bien placé pour décrire cet univers déstabilisant, où son peuple jadis si fier est aujourd’hui réduit à la mendicité, à une misère tant matérielle que spirituelle. C’est cet aspect du roman qui me semble le plus intéressant, sa facette allégorique m’échappant un peu plus. Il faut dire que l’auteur est parfois un peu difficile à suivre pour un esprit vaguement cartésien, entre la résurrection du bluesman Robert Johnson, et des généraux massacreurs d’indiens Sheridan et Wright recyclés en dénicheurs de talents d’une maison de disques new-yorkaise, on ne voit pas toujours ce que Sherman Alexie souhaite exprimer (du moins, je ne vois pas très bien). C’est en tout cas dans cet univers ambivalent, entre fantaisie et réalisme, qu’évoluent Thomas, Victor et Junior, trois Spokanes paumés (pléonasme ?) – rejoints plus tard par les sœurs Warm Water de la réserve voisine des Flatheads - dont le destin est bouleversé par l’apparition de Robert Johnson et de sa guitare « un peu » particulière. De là naît l’ambition de sortir de la misère et de l’indifférence par la musique, Thomas forme les Coyote Springs, un groupe de rock qui ne tarde pas à faire parler de lui, et à susciter des réactions diverses au sein de la communauté spokane.

Ce qui aurait pu faire une banale et barbante « success story »  à l’américaine prend la forme d’une histoire tragique assez touchante. On découvre tout au long du roman des personnages plus complexes qu’il n’y paraît de prime abord, le parcours de chacun donnant des réponses à ce qu’ils sont devenus humainement et socialement. La mort et la violence les suivent depuis leur plus « tendre » enfance, comme Victor, le trublion de la bande, marqué à vie par les abus d’un prêtre pédophile en colonie de vacances.

On découvre aussi des personnages annexes souvent attachants, comme le paisible mais omniprésent « homme-qui-était-probablement-Lakota » dont la principale fonction dans la réserve est d’annoncer inlassablement, jour après jour, l’imminente fin du monde, ou encore Simon, un bon bougre qui exprime quant à lui ses névroses au volant de son pick-up qu’il conduit exclusivement en marche arrière. Et puis il y a tous les autres membres de la communauté, ravagés par l’alcoolisme ou par une pratique religieuse au pied de la lettre, héritage des Blancs qui divise plus les membres de la tribu qu’il ne les rassemble, entre les différentes églises représentées.

Tout au long du roman, mais sans misérabilisme, Alexie illustre le malaise d’être Indien dans un monde qui les a oubliés après les avoir quasiment anéantis. Un peuple détroussé de sa culture, de sa dignité, et dont les générations actuelles semblent toujours incapables de se situer entre le monde des Blancs et celui de leurs ancêtres.

«  (…) - Y’a des jours où je ne supporte pas d’être indienne, dit Checkers
- Ce serait pas ça, le véritable test ? demande sa sœur. On n’est pas vraiment indien tant qu’à un moment de sa vie on n’a pas regretté de l’être ? (…) »


« (…) Les Blanches, Junior le savait parfaitement, représentaient des trophées pour les jeunes Indiens. Il avait toujours pensé que se faire une Blanche, c’était comme compter un coup ou voler des chevaux, la plus éclatante des revanches contre les Blancs.
Hé ! disaient ainsi les Indiens aux Blancs. Vous nous avez peut-être flanqué la pilule pendant les guerres indiennes, mais maintenant, on se tape vos femmes ! (…) »
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