30 mai 2009

Cioran, sur l'écriture

« Quand on se refuse au lyrisme, noircir une page devient une épreuve : à quoi bon écrire pour dire exactement ce qu'on avait à dire ? »

De l'inconvénient d'être né, de Emile Michel Cioran (Gallimard / Folio, 1973)

29 mai 2009

Guillaume CLÉMENTINE : Le petit malheureux

Depuis le temps que je voulais parler de ce bouquin, j'ai peur d'en oublier un peu en cours de route. Je me contenterai donc de le survoler en attendant une relecture qui sera tout sauf supplicière. Je parlais dans le précédent article de ce que j'attendais d'une lecture, et je peux dire que Guillaume Clémentine a su avec ce premier et unique roman me l'apporter sur un plateau. Je ne sais pas si j'ai l'esprit de contradiction, mais les success stories censées faire rêver et donner l'exemple à suivre, les héros bravant tous les dangers pour vaincre l'adversité, bref, les battants et autres winners m'emmerdent, et je leur préfère de loin les losers, paradoxalement beaucoup plus riches, d'enseignements. Et avec Le petit malheureux, je suis servi. Pas besoin de chercher bien loin d'où l'auteur tire l'inspiration de son personnage. Ce jeune RMIste parisien des années 90, c'est (c'était ?) l'auteur lui-même, et c'est précisément ce vécu qui ressort avec flamboyance dans ce court roman aux racines clairement nihilistes. Qui de plus pertinent qu'un marginal glandeur pour pointer du doigt les égarements de la normalité ? Par définition, le glandeur prend le temps de vivre et sait donc généralement observer, et dans l'art de l'observation et de la remise en cause des préceptes fondateurs de la société, Guillaume (le narrateur) est passé maître. Il égratigne tout et tout le monde - y compris lui-même - dans un style finement ouvragé, teinté d'un cynisme naturel, alerte et drôle. Il dépeint une société déboussolée où chacun s'évertue à brasser de l'air sans raison. Et à ce jeu, le jeune père de famille bien intégré socialement parait bien aussi mal engagé que l'asocial invétéré.

"(...) Et puis, un jour, on a tous mis la tête dans la tapette à rats. Comment met-on la tête dans la tapette à rats ? C'est très simple et très banal à la fois. Une vieille rengaine qui existait déjà avant J.-C., il suffit de rajouter des fax, des bagnoles et des digicodes, c'est la première à droite en sortant de vos vingt ans, vous pouvez pas vous tromper.
Alors voilà : vous trouvez un matin dans la salle de bains une brosse à dents qui n'est pas la vôtre. Puis vous donnez les clefs de chez vous à celle qui vous a choisi. Vous comprendrez d'ailleurs assez vite qu'on ne dit plus « chez vous », mais « chez nous ». Le processus d'aliénation se poursuit en général par l'achat d'un animal domestique, un chat si possible, le chat étant une métaphore rassurante de la liberté qu'on vous laisse : la liberté contrainte par les murs.
Vous pourrez toujours vous réfugier pour lire aux chiottes, la nouvelle Zone NoNo.
Le but de votre moitié ? Vous forger à tout prix des racines communes. La conscience de ces racines communes vous donnera le sentiment rassurant d'appartenir à une communauté organique, même réduite à la plus simple expression. Un tel sentiment vous donnera inévitablement le sens du devoir et des responsabilités que vos parents vous ont déjà inculqué, mais que vous avez su oublier, mettons entre quinze et vingt ans, quand vous aviez des rêves. Le processus d'aliénation se terminera inévitablement par la venue d'un enfant, sauf si vous êtes un créateur, auquel cas vous voudrez absolument faire le malin et vous distinguer, en accouchant, par exemple, d'une oeuvre d'art quelconque. Mais si vous êtes bien membré et totalement dépourvu d'imagination, l'hypothèse la plus probable est que vous devrez rapidement faire l'acquisition d'une poussette pour y déposer le fruit de ce que vous avez enfanté. Il vous faudra alors, non pas choisir, mais trouver ou garder absolument un boulot, n'importe lequel, si possible dans la fonction publique, au moins, là-bas, personne vous empêchera de dormir.
Voilà ! Souriez ! Ne bougez plus ! Vous êtes désormais comme vos parents. On appelle cela l'instinct grégaire. Vous êtes devenu, en quelques années, un animal social. Il est très difficile de lutter contre cela. A moins, bien sûr, que vous n'ayez la chance d'être chômeur, bougnoule ou érémiste. Et encore, quand je parle de chance, c'est vraiment pour me rassurer, faut pas exagérer. (...)"

"(...) Règle numéro un de mon catéchisme imbécile pour mourir idiot selon mes règles à moi : ne portez jamais de montre. La montre est la première chaîne, le premier bracelet qui vous mène droit à la routine, au travail, à la femme qui a été jolie autrefois mais c'est fini et on reste là comme un con par habitude ou pour pas se faire traiter d'enculé. La montre, c'est le début du travail et de la médiocrité à heure fixe. C'est le premier pas vers les points de retraite déjà dénoncés plus haut.  J'ai eu une montre une fois dans ma vie : je me la suis fait chourer par des reubeux dans un couloir de métro un dimanche après-midi, en sortant de la foire du Trône. Merci les reubeux ! Et merde à ceux qui le liront et qui ont des montres ! (...)"

"(...) Ils m'accompagnent tous les deux dans la chambre de l'Enfant Roi. Je le regarde et me fais la réflexion suivante : contrairement aux animaux qui ne sont jamais aussi magnifiques qu'à leur naissance, la beauté s'acquiert chez l'homme en vieillissant. (...)"

" (...) C'est là qu'elle me pose la question deux points ouvrez les guillemets :

« ET TOI, TU FAIS QUOI DANS LA VIE ? »

Que dire, que faire, que répondre à ce que j'ouïs ? Je ne sais pas pourquoi, mais à ce moment-là j'ai pensé que j'aimerais bien me faire tatouer le testicule gauche.
Je pourrais répondre j'attends Godot, mais là on s'aventure dans la métaphysique, il faut être à la hauteur, mais même si j'étais à la hauteur elle ne comprendrait pas, du coup, en fait, les gens n'ont rien à se dire, à part des conneries, et encore même les conneries, je ne supporterais pas les siennes ni elle les miennes. Vivement qu'on se branle tous sur l'Internet, comme ça on n'aura même plus à faire semblant.
D'ailleurs, de deux choses l'une : soit elle ne connaît pas Beckett et elle va croire que je la snobe, soit elle connaît et elle va croire que je l'agresse, ben quoi, ouais, j'attends Godot, à donf, et va te faire foutre, hé, morue !
Je ne suis pas comme ça avec les filles qui ont de jolies jambes. (...)"

" (...) Oh, ce n'est pas exactement qu'ils me renient, non, c'est plus compliqué que cela. Ils me conservent leur amitié. Il faut seulement que ce petit malheureux se lance un peu dans la vie, qu'il s'assume, trouve du travail et une petite copine régulière. Qu'il se stabilise. C'est pour son bien, naturellement. Alors, écoutez-moi bien, bande d'enculés : vivez, croissez, multipliez, enrichissez-vous par le travail et par l'épargne. Mais ne devenez pas grands-pères trop vite. Car le jour viendra où, même après mon troisième lifting, j'arriverai encore à baiser vos petites-filles. Vous mettrez ça sur le compte de leur inexpérience et de ma lâcheté qui m'autorise à abuser de leur innocence. Vous aurez tort. Elles viendront à moi à vingt ans parce qu'elles verront qu'il reste encore un peu de vie en moi, et même en elles, malgré vous, avant que vous ne les ayez formatées ! Qu'elles se dépêchent. Quand elles auront trente ans, il sera trop tard. Elles seront trop vieilles pour moi. (...)"

" (...) Il existe trois sortes de samedis soir :
Le samedi soir glauque, que l'on passe chez soi, tout seul, en faisant semblant de bouquiner, au fond incapable de faire quoi que ce soit, perturbé par le silence de ce téléphone qui se refuse à sonner. Ces soirées-là, en dehors de l'ennui mortel qu'elles suscitent, nous remettent atrocement en question. Nous entendons les cris de joie qui montent de la rue. Toute cette frivolité qui dégueule de partout, sans nous, à travers Paris, nous semble insupportable. Nous avons l'impression que l'humanité tout entière est un gigantesque lupanar dont nous sommes à jamais exclus. Qu'avons-nous donc fait pour être ainsi mis à l'écart ? Pourquoi ? Le méritons-nous ? Où sont nos amis ? Avons-nous encore des amis ? Tous à nos calepins, nous recomposons sans cesse et sans cesse des numéros de téléphone pour tomber sur des répondeurs qui ont l'air de nous dire merde. (...)"

" (...) Que fait un chômeur quand il en a marre de chômer ? Il pourrait chercher du travail. Mais il court le risque, par cet acte inconsidéré, d'aller au-devant d'un échec douloureux, traumatisant et programmé, rendant encore plus difficile un processus de réinsertion sociale délicat et compliqué. C'est pourquoi le chômeur endurci et multirécidiviste s'oriente en général vers un stage de formation. Cette étape de transition, que l'on peut situer approximativement entre rien et rien, occupe ses journées, lui donne bonne conscience, le fait renouer avec le savoir et la fréquentation des autres, le fait sortir, oh, très provisoirement, de sa marginalité, et surtout, recule l'instant fatidique où il devra enfin se casser le cul, envoyer lettres de motivations et CV, autant d'actes manqués pour faire semblant de chercher un travail dont il ne veut pas, de toute manière du travail y' en a plus, mec, de quoi tu te plains, on te file 2000 F par mois pour acheter la paix sociale, en plus tu devrais être fier, même si tu ne le sais pas tu fais partie de l'avant-garde, c'est toi le monde de demain, le communisme a interdit le chômage, le libéralisme interdira le travail, aie pas peur, rassure-toi, t'iras pas bosser, imaginez ma gueule si je me réveillais un matin, le plein-emploi a été rétabli dans ce pays, m'apprendrait la revue de presse d'Ivan Levaï. Mais non. C'est sans danger. (...)"


Publié en 1998 aux éditions Le Serpent à Plumes.

21 mai 2009

Carson McCULLERS : Reflets dans un oeil d'or

Je vais devoir me faire à cette idée : je suis misogyne. Mon panthéon littéraire est constitué à 100% d'hommes, et bien que, pour me racheter et soulager ma conscience, je sois depuis des années en quête de cette rencontre littéraire féminine qui me fera chavirer, je dois bien reconnaître que toutes mes tentatives se sont pour l'instant avérées infructueuses. Flannery O'Connor m'avait laissé de marbre (non, elle m'avait carrément ennuyé), dans mes souvenirs de collège, George Sand n'a pas plus été capable que les représentants masculins de la littérature classique de me réveiller, j'ai plus récemment tenté Jacqueline Harpman, sans frisson là encore, et alors que je m'attendais à sortir de ma misogynie latente avec Carson McCullers, dont même Bukowski semblait admiratif, je reste toujours aussi coi d'incompréhension et de désespoir.

Ce que je reproche à leurs romans ? Un académisme pesant, un manque d'implication personnel, pour résumer, trop de retenue et trop de forme. Au fond, je reproche à ces dames la même chose qu'à la majorité des romanciers mâles contemporains ou classiques, ce qui, au fond, a plutôt tendance à me rassurer sur mon supposé sectarisme. Le fait est que je m'intéresse aux écrivains, et que les romanciers m'ennuient. Je n'attends pas d'un livre qu'il me raconte une histoire, mais qu'il me donne un point de vue, sur la vie, sur le monde, etc... Je réclame des tripes plus que de l'imagination. Voilà, je préfère le vécu à l'imaginaire. Et que trouve-t-on dans ce second roman de Carson McCullers ? Je vous le donne en mille, une histoire, avec certes une analyse psychologique assez poussée, une mise en exergue de la face obscure de l'humanité et à travers cela, un point de vue de l'auteur, pessimiste, mais à mon sens trop anecdotique pour y prêter vraiment attention. Je suis globalement passé à côté de ce bouquin, et bien que j'aie pris la peine de le terminer, cette histoire de militaires névrosés aussi enclavés dans leur base militaire que dans leurs esprits tortueux ne m'a pas plus excité que cela. Alors s'agit-il d'un roman de jeunesse mal dégrossi (McCullers avait 24 ans lorsqu'elle l'a écrit), je ne saurais le dire, mais j'avoue ne pas avoir tellement envie d'en découvrir davantage.

Un point qui ne trompe d'ailleurs pas, je n'ai pas trouvé beaucoup de passages à retenir. Pour ainsi dire, aucun qui mérite d'être cité...

16 mai 2009

BUKOWSKI, sur l'aliénation

« (...) Il y a de bonnes raisons d'interdire le LSD, le DMT, le STP, on peut bousiller définitivement sa tête avec, mais pas plus qu'au ramassage des betteraves ou en bossant à la chaîne chez General Motors, en faisant la plonge ou en enseignant l'anglais dans une fac. Si on interdisait tout ce qui nous rend dingues, toute la société y passerait : le mariage, la guerre, le métro, les abattoirs, les clapiers, les tables d'opération, etc. Tout peut virtuellement nous faire craquer parce que la société repose sur des piliers pourris. (...) »

Charles Bukowski, Nouveaux contes de la folie ordinaire ; Editions Grasset / Livre de poche ; traduction de Léon Mercadet.

13 mai 2009

Bernard COMMENT : Le colloque des bustes

Trouvé dans un bac à soldes sans rien connaître de l'auteur, attiré par la réputation de l'éditeur (les Fante père et fils ont été l'objet de nombreuses publications chez Christian Bourgois) et convaincu par le prix dérisoire, je me suis laissé tenter par le quatrième de couverture qui, derrière une histoire fantaisiste, annonçait un regard critique sur l'exhibitionnisme ambiant de notre société et la marchandisation omniprésente du tout et surtout du n'importe quoi.

Alors pas de fausse joie, la lecture de ce court roman (140 pages environ) n'a pas révélé à mes yeux un chef d’œuvre, Bernard Comment ne m'a pas semblé briller par le maniement du sarcasme comme l'annonçait la présentation, on a en fait affaire à un petit roman pas désagréable à lire, mais trop sage pour coller au côté cinglant que l'éditeur mettait en avant. A la critique acerbe de la société se substitue un regard plutôt intéressant et dénué de cette compassion habituellement de rigueur sur la place des handicapés dans notre société, et à travers cela se dessine vaguement la question de l'inutilité et sa place dans un monde où tout est tourné vers la performance et la rentabilité. Faut-il nécessairement trouver une fonction à tout et surtout à tout le monde ?

A travers l'histoire tragi-comique d'un homme amputé des bras et des jambes, élevé au rang d’œuvre d'art que s'arrachent les collectionneurs dans une société pour le moins loufoque, l'écrivain Suisse ne donne pas vraiment de réponses à ses interrogations, mais ouvre des pistes de réflexion sur le ressenti et les préoccupations des infirmes, finalement pas tellement éloignés des valides, les hommes n'étant toujours que des hommes.

"(...) Aux dernières nouvelles, les collectionneurs propriétaires mais propriétaires de rien à vrai dire simple gentlemen's agreement entre gens de bonne composition pourraient faire l'objet de poursuites du simple fait qu'ils nous exposeraient non seulement en public comme aujourd'hui pour la grande kermesse mais quotidiennement chez eux devant leurs invités rares invités dans le cas de Monsieur, ah ! la bonne conscience de l'opinion et des gens communs, tellement communs. S'ils pouvaient seulement nous foutre la paix ! Ont-ils jamais fait le compte de leurs propres servitudes, à large échelle de société, et au quotidien ? Je veux Étienne de La Boétie pour avocat, et pour seul avocat. Son discours sur la servitude volontaire suffira à mon cas, ou plutôt à leur cas. « L'habitude, qui exerce en toutes choses un si grand pouvoir sur nous, a surtout celui de nous apprendre à servir et, comme on le raconte de Mithridate, qui finit par s'habituer au poison,  celui de nous apprendre à avaler le venin de la servitude sans le trouver amer. » "

" (...) Il y a toujours ce moment où les individus perdent la vérité de leur présence et leur faculté d'étonnement pour se raccrocher à des rôles ou des certitudes qui ne sont pas les leurs, et c'est alors une forme d'arrogance qui s'affiche sur leur visage, peut-être n'aurais-je pas dû l'appeler ma petite. (...)"

" (...) sa description de la lignée familiale de ses propriétaires nous a beaucoup fait rire, avec une connaissance presque maniaque des détails, à l'écouter il semblait être le seul rescapé d'une longue série de tarés en tous genres, c'est curieux à quel point on peut s'oublier parfois dans le discours qu'on tient sur les autres pour peu que rien de naturel ni de consanguin ne nous lie à eux. (...)"
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