23 novembre 2009

William S. BURROUGHS : Junky

Que ce soit 10/18 ou Folio, les éditeurs n'y vont pas de main morte s'agissant des ouvrages de William Burroughs. Tous ont droit à la demi-jaquette publicitaire (dont le nom m'échappe) tape à l’œil : "CULTE!". Rien que ça. Il faut dire que les auteurs de la "Beat Generation" ont toujours le vent en poupe de nos jours, alors forcément, s'agissant d'un de ses auteurs majeurs, l'argument de vente s'impose...

Sauf que, me concernant et pour ce que j'en connais, la "Beat Generation" - ce mouvement littéraire d'après guerre épris de libertés de tout ordre - ne représente pas la panacée dans la littérature américaine du XXème siècle. J'entretiens même avec ses auteurs un ambivalent sentiment mêlant curiosité et indifférence. Curiosité pour l'intérêt que ses œuvres ont suscité en leur temps et la volonté d'affranchissement que manifestaient ses auteurs vis à vis des codes imposés par la littérature classique de l'époque, et indifférence pour les moyens mis en œuvre (stylistiquement notamment) et les thèmes de prédilection de cette génération d'écrivains, notamment la musique bebop (chère à Kerouac), la frime et la drogue (chère à tout ce petit monde).

Avec un titre pareil, forcément, le premier roman de Burroughs n'était à priori pas franchement fait pour moi. Et le fait est qu'il n'y parle pour ainsi dire que de came, mais je tenais à découvrir cet auteur dit culte pour savoir de quoi il retournait, et d'autre part, il s'agit probablement du roman le plus lisible de son œuvre, Le festin nu me paraissant - de réputation - assez... difficile d'accès, dirons-nous.

Stylistiquement, Junky se veut effectivement tout ce qu'il y a de plus sobre, Burroughs raconte ses années de dépendance à la morphine puis à l'héroïne dans un style simple et dépouillé, bien éloigné de ses considérations futures. Pour appuyer ses convictions, l'auteur y va d'arguments péremptoires à tout va, et c'est à mon avis la principale faiblesse du roman. Ainsi, Burroughs martèle ses vérités, qu'on ne devient pas dépendant à la came dès les premières injections, que la cocaïne n'engendre aucune dépendance, que ceci, que cela, etc... Bref, je suis ignare en la matière, mais toutes ces vérités me semblent quand même un minimum contestables, au moins sur la portée universelle dont les enrobe Burroughs. Mais là n'est pas vraiment le sujet, ni même l'intérêt de ce roman, qui n'en est pas dépourvu.

L'aspect sociologique de ce récit en est la principale richesse, il donne un éclairage sur la politique menée dans les années d'après guerre aux États-Unis à l'encontre de la drogue et des drogués, ou du moins, sur la manière dont Burroughs l'a interprétée (ses propos sont corroborés par le point de vue de son ami Allen Ginsberg dans la préface du livre, qui cite même des références bibliographiques attestant ses propos). Politique ultra-répressive d'un gouvernement dépassé par les évènements et en proie à la panique de voir ses valeurs morales s'envoler dans un délirium tremens collectif, confiée à des services de police dont la probité semblait toute relative.

Autre singularité de ce livre, le regard méprisant de Burroughs sur la communauté homosexuelle de l'époque - ce qui peut sembler paradoxal de la part d'un écrivain lui-même homosexuel - dont il fustige le comportement social plein de préciosité, d'artifices, et de vide.

Pour conclure avec la réputation sulfureuse de Burroughs et le scandale qui accompagna la première publication de Junky, elle me semble s'être bien étiolée avec le temps. L'auteur reste notamment tout ce qu'il y a de plus sage avec le tabou américain ultime, sa sexualité est à peine évoquée, ou avec une pudeur extrême. Tout comme le meurtre (accidentel) de sa femme quelques années plus tôt, que ce roman autobiographique élude totalement. Les lecteurs en quête de scandales en seront pour leurs frais, mieux vaut les prévenir.

21 novembre 2009

BUKOWSKI, sur la pauvreté

« (...) Ce qu'il a voulu me faire comprendre c'est qu'il a un boulot qui paie 200 $ par semaine et que pour telle ou telle raison IL N'ARRIVE PAS A JOINDRE LES DEUX BOUTS ! Je lui ai répondu que j'avais très peu de compassion pour ce type de pauvreté, que cent soixante millions d'habitants sur 180 vivaient de cette manière dans ce pays. Je pense qu'avoir besoin de se nourrir et ne pas pouvoir y arriver, avoir besoin d'un toit pour se reposer et n'avoir que des bancs publics, la rue, le froid et la pluie, n'a rien à voir avec ce type de pauvreté. Parce que pour moi un homme qui a besoin de 2 bagnoles, de plusieurs télés, et de 12 paires de chaussures pour sa femme n'est que le représentant d'une variante plutôt laide d'avarice et ne fait que taire un autre besoin. (...) »

Extrait d'une lettre de Charles Bukowski à Jon et Louise Webb (ses premiers éditeurs), datée du 28 mars 1963 (Correspondance 1958-1994, éditions Grasset, 2005)

18 novembre 2009

Paul LÉAUTAUD, sur l'amour (florilège)

« Chacun a son adorée, chacun la trouve la plus belle, chacun débite sa romance, chacun est persuadé d'avoir en elle un objet sans pareil pour le plaisir, chacun voit l'éternité dans son amour. Le sage, lui, se dit qu'il est certes agréable d'aimer, également d'être aimé ou de croire l'être, mais que si ce n'eût été celle-ci et par celle-ci, c'eût été celle-là et par celle-là, qu'il n'y a donc pas lieu de s'echauffer, d'attester les cieux et les enfers, d'exagérer son bonheur ou son malheur, mais de jouir de la musique tant qu'elle joue et tant qu'on peut jouer. »
 
« La plupart des liaisons sont faites de "laissés pour comptes" qui se rencontrent et trompent ensemble leurs regrets. »
 
« Pour être aimé, il faut ne pas aimer ou savoir cacher son amour. C'est une vérité qui n'a pas fini d'être vraie. »

« On aime moins quand on se sait aimé, comme on se prend à aimer davantage quand on découvre qu'on l'est moins qu'on s'imaginait. »
 
« L'amour est souvent une partie où chacun des deux joueurs, tour à tour, croit qu'il va perdre et se hâte de corriger son jeu. »

« On n'est jamais si amoureux qu'on croit l'être. »
 
« L'amour, sans la jalousie, n'est pas l'amour. »
 
« Il y a une jouissance dans les ruptures, si on ne se laisse pas prendre par la pitié. »

« La jalousie est le signe du manque de fatuité, du sens critique, de l'intelligence en amour. Un sot vaniteux n'est jamais jaloux. »

« Les femmes n'attachent aucun prix à l'homme fidèle. Elles n'ont pour lui, dans leur for intérieur, que pitié et raillerie. C'est l'homme qui les trompe (donc homme à succès), qui les intéresse et auquel elles tiennent. »

« L'amour lui-même est une forme de l'intérêt. La Rochefoucauld l'a oublié. Nous n'aimons que pour les agréments que nous trouvons dans notre amour. Si on nous quitte et que nous souffrons, ce n'est que pour la privation de ces agréments. Voyez les résultat de la cessation de tous rapports sexuels entre conjoints ou amants continuant à vivre ensemble : indifférence complète. La jalousie également n'a pas d'autre objet que de voir un autre jouir des agréments auxquels nous tenions. On ne penserait pas à être jaloux d'une maîtresse qui nous quitterait pour entrer au couvent. Tout ce qu'on dit d'autre sur ce sujet est phrases pour les niais. »

« Cette immense saloperie morale et physique qui s'appelle l'amour... Elle a bien des charmes ! »

Ces aphorismes et réflexions sont tirés de Propos d'un jour, de Paul Léautaud (éditions Mercure de France).

16 novembre 2009

Paul LÉAUTAUD : Propos d'un jour

Les 3 lecteurs de ce blog vont friser la crise de foie, mais à rencontre littéraire exceptionnelle, pas de réaction timorée envisageable. Et puis surtout, je tiens à réagir à chaud à ces lectures, de manière à les survoler le moins possible.

Publié pour la première fois en 1947, mais rédigé essentiellement dans les années 1920 et 1930, Propos d'un jour se découpe en quatre parties compilant aphorismes, notes et réflexions diverses de cet écrivain à l'esprit critique impitoyable.

L'amour* y tient une large part (la première partie y est exclusivement consacrée), et comme à son habitude, Léautaud traite le sujet sans complaisance, son sens de la formule et son mépris des convenances sont mis au service d'idées qui en outreraient encore plus d'un, intoxiqués que nous sommes par le romantisme putassier de l'art dramatique (ou pire : la télévision et ses effusions de larmoiements sur commande) et une très haute estime de la nature véritable des hommes. Léautaud, lui, ne s'acoquine pas avec ce qu'il désigne comme le "commerce spirituel". C'est d'ailleurs ainsi qu'il ouvre le chapitre :

"L'amour, c'est le physique, c'est l'attrait charnel, c'est le plaisir reçu et donné, c'est la jouissance réciproque, c'est la réunion de deux êtres sexuellement faits l'un pour l'autre. Le reste, les hyperboles, les soupirs, les "élans de l'âme" sont des plaisanteries, des propos pour les niais, des rêveries de beaux esprits impuissants. (...)"

Les deux parties suivantes réunissent des notes écrites par l'auteur entre 1927 et 1938, les premières issues de son Journal littéraire (Notes retrouvées), les secondes (Marly-le-Roy et environs) des différentes revues auxquelles Léautaud a collaboré. Les thèmes abordés y sont variés, l'amour y revient parfois, mais l'écrivain réfléchit également beaucoup à l'écriture (voir citations), à la sienne comme à celle de ses confrères, des réflexions souvent très intéressantes sur la place de la vérité dans l'écrit. Léautaud traite également dans ces deux parties des faits de société (il dénonce notamment le patriotisme imbécile des peuples toujours prompts à se battre, rit d'un système éducatif qu'il juge plus préoccupé à formater les esprits qu'à les instruire, etc...), réagit à des évènements politiques, et autant dire que ses propos parfois haineux (l'écrivain préconise à une ou deux reprises le recours à l'eugénisme) en indigneront encore une fois quelques uns.

Mais ces sujets polémiques amènent à se questionner sur le rôle de l'écrivain et surtout sur la conduite à tenir par lui vis à vis de son œuvre. Les idées interdites au nom d'une certaine idée de la dignité humaine doivent-elles être réprimées ou exprimées par les penseurs ? Autrement dit, la littérature doit-elle s'aligner sur tout autre mode d'expression en privilégiant l'insincérité et le compromis ? Léautaud répond à cette question, d'abord ironiquement avec la dernière partie du livre (Gazette d'hier et d'aujourd'hui) où l'écrivain s'est amusé à jouer le jeu de dupes de ses méprisants détracteurs en composant quelques aphorismes parfaitement dans l'air du temps, mais surtout courageusement, en assumant chacune de ses idées tout en reconnaissant qu'"il n'est pas de sentences, de maximes, d'aphorismes, dont on ne puisse écrire la contre-partie." Une manière de démontrer qu'il est impératif de remuer les idées - et toutes les idées - sans entrave si l'on veut examiner avec rigueur et pertinence tout sujet de réflexion ; une exigence intellectuelle à laquelle, incontestablement, Léautaud n'a cessé de se plier sa vie durant.


(*) Voir citations sur ce thème.

15 novembre 2009

Paul LÉAUTAUD, sur l'écriture

« Ce qui fait le mérite d'un livre, ce ne sont pas ses qualités ou ses défauts. Il tient tout entier en ceci : qu'un autre que son auteur n'aurait pu l'écrire. Tout livre qu'un autre que son auteur aurait pu écrire est bon à mettre au panier. »

« Écrire, si exact qu'on soit, si éloigné du "beau style", qui déforme tout : les sentiments en les faisant plus heureux ou plus désespérés, les couleurs plus éclatantes ou plus sombres, c'est mentir. C'est tout au moins fausser plus ou moins. Si naturel qu'on soit, si fortement qu'on tende à l'être, les mots entrainent les phrases. L'écrivain le plus véridique, son récit terminé, s'aperçoit qu'il est d'un ton au-dessus ou d'un ton au-dessous. Que cela devient-il quand il s'agit de critique, et que l'amitié ou seulement la sympathie - ou la détestation ou seulement l'antipathie, - ou encore la basse malignité, font leur oeuvre. J'ai publié Passe-Temps. Les uns l'ont porté, et moi en même temps, aux nues. D'autres l'ont ravalé, et moi en même temps, au rang de rien. Excès des deux côtés. Je me connais et je connais ce que je fais. Une honnête moyenne entre ces deux extrêmes, voilà le vrai. »

« Très jolies les scènes d'amour dans les romans quand les deux amants, au bout de leurs serments et de leurs désirs, se confondent l'un dans l'autre. On ne nous dit jamais rien du petit désordre humide qui suit l'étreinte, de la petite malpropreté qui survient et de l'embarras qui en résulte. Toujours la rhétorique à la place de la vérité. »

Notes extraites de Propos d'un jour, de Paul Léautaud (1947, Mercure de France)

14 novembre 2009

BUKOWSKI : 40 000 mouches

déchirés par un tourbillon
on se remet ensemble

vérifie les murs et le plafond à la recherche des fissures
et des éternelles araignées

se demande s'il y aura encore une autre
femme

et maintenant 40 000 mouches courent sur les bras de mon
âme
et chantent
j'ai trouvé un bébé d'un million de dollars
dans une boutique à
5 et 10 sous

les bras de mon âme ?
des mouches ?
qui chantent ?

qu'est-ce que c'est que ces
conneries ?

c'est si facile d'être un poète
et si dur d'être
un homme.



Charles Bukowski, Jouer du piano ivre comme d'un instrument à percussion jusqu'à ce que les doigts saignent un peu (traduction française de Michel Lederer / 1992)

Paul LÉAUTAUD, sur la déontologie

« Je pense à tous ces gens (que je connais), qui n'en pensent pas moins sur tout ce qui se passe, tout ce qu'ils voient ou connaissent, qui ont commencé par se taire par intérêt, et qui ont pris ainsi l'habitude d'être muets, et sont devenus ainsi de véritables eunuques de l'esprit. Ils ont remplacé l'honneur par la Légion d'honneur. »

Note extraite de Propos d'un jour de Paul Léautaud, publié au Mercure de France (1947).

13 novembre 2009

Paul LÉAUTAUD : Amours

En littérature, l'imaginaire est - me semble-t-il - souvent porté au pinacle, on est émerveillé devant l’œuvre des grands romanciers du XIXème siècle, si talentueux à recréer des univers, capter des atmosphères, pointer des réalités propres à un milieu social au travers des histoires mettant en scène des personnages fictifs aux profils psychologiques complexes et réalistes. Face à eux, les écrivains s'inspirant de leur quotidien pour écrire sembleraient vite avoir la tâche facile, et pourtant, rien n'est à mon sens plus difficile que parler de soi-même de manière authentique. Essayez donc de vous regarder droit dans les yeux. Pas simple, non ?

Paul Léautaud a, depuis ses débuts en littérature, uniquement fait cela. Par le biais de son journal intime, il a archivé jour après jour les évènements rythmant son quotidien, des faits en apparence  insignifiants de sa vie aux évènements l'ayant le plus marqué. Léautaud écrivait donc dans l'instantané. La plupart du temps, du moins. Car avec Amours - court roman écrit en 1906 - l'écrivain alors âgé de 34 ans se replongeait dans la fin de son adolescence, ses premiers émois amoureux, sa relation conflictuelle avec son père et sa belle-mère... Le livre est majoritairement consacré à Jeanne Ambert, celle qu'il désigne dès les premières lignes comme son premier amour. Une jeune fille de quelques années son aînée, sœur d'un camarade de Courbevoie avec qui Léautaud avait pris l'habitude de faire le trajet qui le menait à Paris où il travaillait.

Ce court roman laisse entrevoir le cheminement de la misanthropie de son auteur, ainsi que son rapport aux femmes et même à la patrie (son service militaire écourté). Léautaud est certes entouré de quelques camarades, et principalement de Léon Ambert, mais on ne peut réellement parler d'amitié dans la mesure où l'écrivain instaure très vite une distance entre lui et ses semblables, qu'il juge tantôt superficiels (Léon), tantôt mal dégrossis (ses anciens camarades de classe). Son rapport à l'amour tend en revanche à changer au fil du récit, et de l'évolution de sa liaison avec Jeanne semble naître toute la méfiance qu'il manifestera sa vie durant à l'égard du sentiment amoureux. Sa romance évoluera sous les traits plus prosaïques d'un besoin d'amour physique (la seule forme d'amour réelle selon Léautaud). Besoin qu'il continuera du reste à satisfaire dans une infidélité consentie après que Jeanne lui ait trouvé un remplaçant plus fortuné pour l'entretenir.

" (...) J'ai toujours été dans mes relations ce que je suis comme amoureux. Je ne me suis jamais forcé, je n'ai jamais cherché à être plus aimable que je ne peux. Le monde est si drôle, cependant, que j'ai toujours conquis, et d'une façon assez importante, la sympathie des gens à qui j'ai permis de me connaître. Il m'arrive même souvent d'en être étonné à l'extrême, tant j'y ai peu pensé, et me suis peu fatigué. Encore un qui m'adore, me dis-je alors avec attendrissement. Nous verrons ce que cela durera. Et naturellement, je n'en vois jamais la fin, tant il est vrai que l'habitude est une seconde nature. Au contraire, les gens qui ne m'ont vu qu'une fois ou deux, ou qui ne me voient qu'en passant, ceux-là font les difficiles, me trouvent brusque, déplaisant, sauvage, un individu à ne pas voir, en un mot. Citerais-je l'exemple de ma mère, qui m'a bien vu en tout huit jours dans sa vie ? Pas moyen de me faire apprécier, avec elle, et à chaque fois que nous nous sommes vus, ce n'a été que pour attendre davantage avant de nous revoir. (...)"

" (...) L'amour honnête, l'amour pur, le contraire de l'amour, n'est-ce pas ? (...)"

" (...) Tout est si bon, quand on commence, regardant droit devant soi, toute la vie ! et l'on se fripe si rapidement. On ne fait plus guère que recommencer, en se montant le coup de son mieux, l'imprévu et la nouveauté n'y étant plus. (...)"

" (...) J'étais resté ni bien ni mal avec mon père, chaque dimanche j'avais son billet, et nous allions à la Comédie, ayant chaque fois les deux mêmes fauteuils de balcon, les premiers près de la scène. Ai-je assez formé mon esprit, là, presque chaque dimanche, pendant près de deux ans, à écouter tant de superbes âneries, débitées d'un air et d'un ton si faux et si bêtes, par les grands artistes que l'on connaît. Il en a été de tous ces spectacles, heureusement, comme de tous ces grands livres que j'ai lus pendant si longtemps : ils n'ont servi qu'à renforcer petit à petit mon goût exclusif et passionné pour moi-même. (...)"

12 novembre 2009

Henry MILLER, sur l'Amérique et le progrès

« (...) Imaginez maintenant, tandis que le rideau tombe, que le temps est magnifique, l'air embaumé, et que de la baie voisine monte l'odeur des coquillages. Vous vous promenez sur le littoral de l'Atlantique avec votre complet de ciment et vos chaussettes à talons d'or - et voilà le grondement de Chop Suey qui vous arrive aux oreilles. Les bougies d'allumage flamboient sur la Great White Way. Les lieux d'aisance sont ouverts. Vous essayez de vous asseoir sans froisser le pli de votre pantalon. Assis sur le pur asphalte, vous laissez les paons vous chatouiller le larynx. Les ruisseaux roulent du champagne. La seule odeur est celle des coquillages qui vient de la baie. C'est un beau jour embaumé et toutes les radios marchent à la fois. Vous pouvez en avoir une attachée au croupion - pour un tout petit peu plus cher. Vous pouvez la brancher sur Manille ou Honolulu tout en marchant. Vous pouvez avoir de la glace dans votre eau frappée ou vous faire enlever les deux reins à la fois. Si le tétanos vous cloue la gueule, vous pouvez vous faire mettre un tube dans le rectum, et croire que vous manger. Vous pouvez avoir tout ce qu'il vous faut au doigt et à l’œil. C'est-à-dire, si c'est un beau jour embaumé et si l'odeur des coquillages vous arrive de la baie. Parce que pourquoi ? Parce que l'Amérique est le pays le plus grandiose que le bon Dieu ait jamais fabriqué, et si vous n'aimez pas ce pays vous pouvez foutre le camp et retourner d'où vous venez. Il n'y a rien au monde que l'Amérique ne veuille faire pour vous si vous le demandez poliment. Vous pouvez vous asseoir sur la chaise électrique et pendant qu'on fait passer le jus vous pouvez lire tous les détails de votre propre exécution. Vous pouvez regarder votre image, assis sur la chaise électrique, tout en attendant l'exécution.
Spectacle permanent du matin jusqu'à minuit. Le plus beau, le dernier cri. Si beau, si dernier cri qu'il exaspère en vous la solitude et le désespoir. (...) »

Extrait du recueil de nouvelles Printemps noir, de Henry Miller (1933/1934) - Traduction de Henri Fluchère, pour les éditions Gallimard (1946).

11 novembre 2009

Paul LÉAUTAUD : Le petit ouvrage inachevé

Bien avant de le lire, c'est d'abord la personnalité de Paul Léautaud qui attirait mon attention. Dépeint comme un misanthrope qui comblait son dégoût des hommes par une tendresse et une bienveillance sans limites envers les animaux, l'écrivain consacra une grande part de son temps  et l'essentiel de ses modestes revenus à ceux qu'il considérait davantage comme ses semblables que n'importe quel bipède. De sa maison de Fontenay-aux-Roses, il fit un refuge où chats et chiens trouvèrent au fil du temps un confort de vie que Léautaud se refusait à lui-même. De cet attachement singulier naquirent nombre de textes que Léautaud avait retiré de son célèbre Journal littéraire - l’œuvre de sa vie, un journal intime tenu de 1893 à sa mort en 1956 - et dont le contenu finit par être rassemblé dans Bestiaire, un ouvrage débordant de tendresse, mais qui après quelques dizaines de pages un peu répétitives, finit par me tomber des mains.

Hormis les animaux, l'un des thèmes littéraires favoris de Léautaud était les femmes. De nombreux ouvrages y sont consacrés, compilant les différentes périodes de la vie amoureuse ou plutôt sexuelle de l'écrivain, car c'est bien plus sous cet angle que le sujet est abordé. Léautaud se refuse à tout sentimentalisme, lui qui s'interdisait tout compromis et écrivait sans se soucier du qu'en-dira-t-on ne se perd pas dans les méandres de l'idéalisation du sentiment amoureux, il décrit ses relations intimes de manière quasi chirurgicale, et c'est justement à travers cette froideur apparente que finit par percer sa sensibilité dans toute son authenticité. Car bien qu'il s'en défende, il apparaît au fil des lignes une vie amoureuse qu'il manie certes avec une infinie précaution, mais qui, indiscutablement, l'a réellement et même ardemment animé.

Le petit ouvrage inachevé se consacre aux deux dernières femmes de sa vie, d'abord Anne Cayssac, trublion érotique qui fera bouillonner la vie sexuelle et sentimentale de Léautaud durant une vingtaine d'années. Comme toujours loin des conventions morales, l'écrivain semblait lui vouer un profond respect pour son vice et son appétit sexuel, et les jeux érotiques auxquels il se livra avec elle apparaissent comme des références absolues lorsque la toute dernière femme de sa vie, Marie Dormoy (à qui on doit bon nombre de publication posthumes de Léautaud, dont celle-ci), apparaît dans sa vie. Ce petit ouvrage brouillon, passant de l'une à l'autre de ses maîtresses sans souci chronologique ou narratif, instaure, si ce n'est une hiérarchie, une comparaison permanente entre les deux femmes. Comblé sexuellement par l'une, et sentimentalement par l'autre ? Il est difficile de se forger un jugement tranché, ce qui est certain, c'est que l'une comme l'autre a marqué la vie de l'écrivain, et lui a par la même occasion inspiré quelques formules pleines d'inspiration sur l'amour et l'idée que l'on peut s'en faire en le regardant sans trop de complaisance.

" (...) On peut adorer une femme, cela n'empêche pas de penser qu'elle est une créature humaine, et, comme telle, capable de toutes les actions, peut-être surtout les mauvaises. De là me sont venus beaucoup de mes mécomptes en amour, de cette méfiance, de ce jugement toujours intact, mêlés à tant de passion. Je l'ai déjà dit : les femmes veulent être admirées et je n'admire point les femmes. (...)"

" (...) Je ne démarrais pas de mon affirmation : sans la jalousie, pas d'amour vrai, ajoutant au surplus qu'il y a bien rarement jalousie sans cause. (...)"

" (...) Quand elle me parlait de sa gratitude, de sa reconnaissance pour tout ce qu'elle lui doit à cet égard - j'en ai vu de sa part des témoignages écrits, qui ne m'ont jamais été agréables, si fou que ce puisse être - je cherchais - la reconnaissance est un sentiment qui m'étonne un peu toujours - ce qu'il pouvait y avoir de plus ou moins complètement et uniquement vrai dans ces mots, sans rien d'une autre nature, qu'aujourd'hui, du reste, que je la connais mieux, femme trop peu passionnée pour que les plaisirs de l'amour puissent pour elle créer un lien un peu profond, un peu durable. Les femmes n'ont pas les souvenirs que nous gardons - ou les ont moindres - , elles sont amoureuses dans le moment. Je crois bien être dans le vrai en écrivant cela, et pour elle, si peu démonstrative, elle me paraît bien ne voir dans un homme que l'instrument de son plaisir, sans rien en elle après. (...) "

" (...) Comme la jalousie peut aussi rendre moral ! Ce que je trouve tout naturel, délicieux, entre elle et moi, m'apparaissait, surtout de sa part, à son âge, avec un homme de soixante ans, dépravé, pervers, presque répugnant. Je trouvais aussi dans les caresses, de sa part, quelque chose de plus vicieux, de plus sensuel, de plus amoureux (et mon erreur était grande, j'eus à l'apprendre par la suite, si toutefois elle a dit vrai) que si elle se fût donnée réellement par la sorte de plaisir un peu bas que ces caresses comportent pour chacun des amants à voir l'autre en pareille posture. Je me dressai, déchiré, la pris par une épaule, dans une légère violence, lui faisant moqueusement compliment en termes vifs : « Tu étais une jolie... » en même temps la couvrant de baisers, repris d'un ardent désir d'elle. « Tu vois, me dit-elle tristement. Tu veux toujours savoir, je te réponds et tu es malheureux. »
Je dois l'avoir joliment blessée, et déçue (elle se contenta de répondre : « Je sais ! ») le jour qui n'est pas loin, nous étions allés ensemble voir au théâtre une de ses amies, que, revenant une fois de plus sur ce qu'est devenue notre liaison et lui disant que je ne conçois pas des relations entre un homme et une femme sans l'amour, je lui dis : « Je n'ai besoin de commerce spirituel avec personne. » Ce qui est la vérité. Il n'y a jamais rien eu d'intellectuel dans mes amours. J'ai toujours ri dans ma vie des gens qui dédient leur ouvrage à leur femme. (...) "
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