24 février 2012

Premières lignes : Le temps de la sottise de RAYMOND GUÉRIN


« Je me souviens de ce texte où M. de Montherlant exaltait le temps de la guerre. Certes c'est un temps de virilité, encore que les caractères efféminés s'y libèrent. Certes c'est un temps de camaraderie, encore que beaucoup, soldats ou officiers, se jalousent avec égoïsme, se nuisent et se desservent. Mais, tout de même, ce n'est pas un temps de raison et de beauté, et M. de Montherlant aura beau écrire, M. Armand Petitjean aura beau délirer, ils n'empêcheront pas que j'ai vu ce que j'ai vu.
Oh! bien sûr, avant, je restais sur mes gardes. M. de Montherlant avait été à la guerre. Et moi, pas. M. Armand Petitjean avait vécu sur la ligne Maginot. Et moi, pas. Mais, maintenant, je sais à quoi m'en tenir. Qu'ils cessent de mentir, de prendre leurs désirs pour des réalités, de se griser de mots et d'images. (...) »

Raymond Guérin, Le temps de la sottise (1939-40) ; première publication posthume en 1988, aux éditions Le Dilettante.

11 février 2012

Louis-Ferdinand Céline, sur l'écriture et le style


« (...) Mort à Crédit fut accueilli, qu'on s'en rappelle, par un de ces tirs de barrage comme on n'avait pas vu souvent, d'intensité, de hargne et fiel ! Tout le ban, le fin fond de la Critique, au sacré complet, calotins, maçons, youtrons, rombiers et rombières, binocleux, chuchoteux, athlètes, gratte-culs, toute la Légion, toute là debout, hagarde, déconnante l'écume !
L'hallali !
Et puis ça se tasse et voyez-vous à l'heure actuelle Mort à Crédit est plus en cote que le Voyage. Il nous bouffe même tout notre papier ! Il fait scandale !
Ainsi les choses...
« Ah! mais y a les " merde " ! Grossièretés ! C'est ça qu'attire votre clientèle !
— Oh! je vous vois venir ! C'est bien vite dit ! Faut les placer ! Essayez donc ! Chie pas juste qui veut ! Ça serait trop commode ! »
Je vous mets un petit peu au courant, je vous fais passer par la coulisse pour que vous vous fassiez pas d'idées... au début je m'en faisais aussi... maintenant je m'en fais plus... l'expérience.
C'est même drôle ça bavache s'échauffe là tout autour... Ça discute des trois points ou pas... si c'est se foutre du monde... et puis encore et ci et ça... le genre qu'il se donne !... l'affectation... etc. et patati !... et les virgules !... mais personne me demande moi ce que je pense !... et l'on fait des comparaisons... Je suis pas jaloux je vous prie de le croire !... Ah! ce que je m'en fous ! Tant mieux pour les autres de livres !... Mais moi n'est-ce pas je peux pas les lire... Je les trouve en projets, pas écrits, morts-nés, ni faits ni à faire, la vie qui manque... c'est pas grand-chose... ou bien alors ils ont vécu tout à la phrase, tout hideux noirs, tout lourds à l'encre, morts phrasibules, morts rhétoreux. Ah! que c'est triste ! Chacun son goût.
Au diable l'infirme ! vous direz-vous... Je vous passerai mon infirmité, vous pourrez plus lire une seule phrase ! Et puisqu'on est dans les secrets je vais encore vous en dire un autre... abominable alors horrible !... vraiment absolument funeste... que j'aime mieux le partager tout de suite !... et qui m'a tout faussé la vie...
Faut que je vous avoue mon grand-père, Auguste Destouches par son nom, qu'en faisait lui de la rhétorique, qu'était même professeur pour ça au lycée du Havre et brillant vers 1855.
C'est dire que je me méfie atroce ! Si j'ai l'inclination innée !
Je possède tous ses écrits de grand-père, ses liasses, ses brouillons, des pleins tiroirs ! Ah! redoutables ! Il faisait les discours du Préfet, je vous assure dans un sacré style ! Si il l'avait l'adjectif sûr ! s'il la piquait bien la fleurette ! Jamais un faux pas ! Mousse et pampre ! Fils des Gracques ! la Sentence et tout ! En vers comme en prose ! Il remportait toutes les médailles de l'Académie Française.
Je les conserve avec émotion.
C'est mon ancêtre ! Si je la connais un peu la langue et pas d'hier comme tant et tant ! Je le dis tout de suite ! dans les finesses !
J'ai débourré tous mes « effets », mes « litotes » et mes « pertinences » dedans mes couches...
Ah! j'en peux plus ! je m'en ferais crever ! Mon grand-père Auguste est d'avis. Il me le dit de là-haut, il me l'insuffle, du ciel au fond...
« Enfant, pas de phrases !... »
Il sait ce qu'il faut pour que ça tourne. Je fais tourner ! (...) » 

Louis-Ferdinand Céline, Guignol's band (1944) ; Gallimard / Folio.

10 février 2012

Premières lignes : Le jardin des supplices de OCTAVE MIRBEAU


« Quelques amis se trouvaient, un soir, réunis chez un de nos plus célèbres écrivains. Ayant copieusement dîné, ils disputaient sur le meurtre, à propos de je ne sais plus quoi, à propos de rien, sans doute. Il n'y avait là que des hommes ; des moralistes, des poètes, des philosophes, des médecins, tous gens pouvant causer librement, au gré de leur fantaisie, de leurs manies, de leurs paradoxes, sans crainte de voir, tout d'un coup, apparaître ces effarements  et ces terreurs que la moindre idée un peu hardie amène sur le visage bouleversé des notaires. – Je dis notaires comme je pourrais dire avocats ou portiers, non par dédain, certes, mais pour préciser un état moyen de la mentalité française. (...) »

Octave Mirbeau, Le jardin des supplices (1899)

9 février 2012

Premières lignes : L'Empire du Bien de PHILIPPE MURAY


« Nous voilà donc atteints d'un Bien incurable. Ce millénaire finit dans le miel. Le genre humain est en vacances. C'est comme un vaste parc de loisirs que je voudrais essayer de peindre notre village planétaire. Un parc aux dimensions du territoire. De la France. De l'Europe. Du globe bientôt. Une grande foire spontanée, permanente, avec ses quartiers, ses longues avenues, ses attractions particulières, ses sketches, ses jeux, ses défilés, ses séances organisées, ses crises d'amour, d'indignation...
Pour expliquer notre fin de siècle, il faut d'abord la visiter, se laisser porter par les courants, ne pas avoir peur des cohues, applaudir avec les loups, se mettre à l'unisson des euphories. C'est en flânant le long des stands qu'on peut espérer la comprendre. N'hésitons plus ! N'ayons pas peur ! Entrons ensemble dans la danse ! Tous les jeux nous sont offerts ! C'est l'évasion ! La vie de pacha ! Floride ! Wonderland ! Californie ! Le monde est une usine à plaisirs ! Et en fanfare ! En pleine gaieté ! Et en avant la fantaisie !
« Qu'il est glorieux d'ouvrir une nouvelle carrière, et de paraître tout à coup dans le monde savant, un livre de découvertes à la main, comme une comète inattendue étincelle dans l'espace ! »
Ainsi s'exclame Xavier de Maistre aux premières pages de son Voyage autour de ma chambre. Une comète inattendue... Mais il ne s'agit pas, ici, de proposer des découvertes. Une promenade seulement, une simple randonnée à travers ce que nous vivons chaque jour, ce que nous croyons vivre, ce que nous aimons ou redoutons, nous en apprendra mille fois plus. Oui, c'est comme un grand parc d'attractions qu'il faut visiter l'esprit du temps. Avec ses étalages et ses reflets, ses vedettes de quelques jours, ses fausses rues de fausses villes de partout, ses châteaux reconstitués, ses excitations, ses pièces montées, ses décors en résine synthétique, ses acteurs anonymes qui s'affairent, sous les costumes appropriés, à simuler leurs tâches coutumières... Il n'y a plus d'énigmes, plus de mystères. Plus la peine de se fatiguer. Le Bien est la réponse anticipée à toutes les questions qu'on ne se pose plus. Des bénédictions pleuvent de partout. Les dieux sont tombés sur la Terre. Toutes les causes sont entendues, il n'existe plus d'alternatives présentables à la démocratie, au couple, aux droits de l'homme, à la famille, à la tendresse, à la communication, aux prélèvements obligatoires, à la patrie, à la solidarité, à la paix. Les dernières visions du monde ont été décrochées des murs. Le doute est devenu une maladie. Les incrédules préfèrent se taire. L'ironie se fait toute petite. La négativité se recroqueville. La mort elle-même n'en mène pas large, elle sait qu'elle n'en a plus pour longtemps sous l'impitoyable soleil de l'Espérance de Vie triomphante. (...) »

Philippe Muray, L'Empire du Bien (1991) ; Éditions Les Belles Lettres.

7 février 2012

Jean CAU : Le candidat

Le cheminement politique de Jean Cau est plutôt déroutant. Né dans l'Aude en 1925 dans une famille pauvre, c'est assez naturellement dans les valeurs de gauche que le futur journaliste et écrivain se reconnait d'abord. Il évolue longtemps dans le microcosme littéraire germanopratin et reste plus de dix ans le secrétaire particulier de Sartre qui, en tant qu'homme, marquera durablement Jean Cau.

Mais Jean Cau a le sens critique de l'authentique journaliste et c'est une grande gueule. A plusieurs occasions dans les années 1960, il froisse les belles idées de ses pairs, et l'inéluctable finit par se produire : il vire de bord et épouse en secondes noces une droite à tendance réactionnaire. Ou plus exactement peut-être, comme l'écrit Alain Delon dans sa très bonne préface : une droite résistante : 

« (...) toute sa vie, ce gaulliste fidèle a été un résistant. Résistance à la gauche sartrienne dont il provenait ! Résistant à la connerie des hommes qui l'étouffait ! Résistant à l'Argent roi qu'il vomissait ! Résistant à l'impérialisme américain qu'il fustigeait ! Résistant à la Mitterrandie  qu'il exécrait ! Résistant à la droite gestionnaire qu'il abhorrait ! Résistant à la décadence que le monde moderne engendrait ! (...) »

Bref, Jean Cau était un bel emmerdeur, et il s'en flatte d'ailleurs dans ce petit livre au ton goguenard, dans lequel il s'employait, quelques années avant sa mort, à rendre compte de ses errements honorifiques. Nous sommes donc en 1989 et, nous dit Jean Cau, à l'insistance de quelques amis académiciens (dont Jean Dutourd) qu'il ne saurait froisser, l'écrivain se laisse aller à ce qu'il présente comme l'acte le plus déshonorant de sa vie : il se porte candidat à un fauteuil de l'honorable Académie Française.

Tout au long de ce petit livre posthume, Jean Cau s'accroche à cette image de trublion, d'homme singulier n'ayant pas sa place dans ce temple de la sagesse affectée et de la courtoisie d'apparat, et c'est sans doute là que le récit pèche. Jean Cau cite Jean d'Ormesson, qui expliquait son appartenance à la Maison du quai Conti par ces mots à la fois drôles et lucides : « Pour me rassurer. La vanité l'emportait sur l'orgueil. (...) ». L'explication de Jean Cau, elle, semble un peu manquer de cette lucidité. Car derrière la dérision et l'extravagance de sa démonstration, la vanité - toute naturelle - motivant pareille entreprise ne saurait tout à fait se cacher.

Si le récit manque sans doute un peu de sincérité, il reste néanmoins un témoignage intéressant sur les usages d'une institution. Les rouages d'une élection y apparaissent sans fard : la lettre de candidature et l'entretien auprès du Perpétuel, d'abord ; le racolage auprès des Immortels électeurs, ensuite, avec tout ce que cela implique de flatterie, de fausseté, de calcul pour s'attirer les sympathies. Et puis apparaît toute la petite cuisine interne à l'Académie, les intrigues inhérentes à toute institution qui plus est lorsqu'elle est prestigieuse, les vieilles querelles, les inimitiés rances, les conflits d'idéologies, etc... Tous ces détails qui font des Immortels des êtres très communs aux mortels.

« (...) l'Académie ne serait pas chose humaine si quarante messieurs, à moins d'y être complètement ramollis par de cotonneuses indulgences, n'y contredisaient la vision rousseauiste que chante son Perpétuel. Elle est humaine, l'Académie. On s'y déteste, on s'y jalouse, on s'y guette, on y intrigue, on y ment, c'est humain et ça n'empêche pas de se serrer la main. La nature humaine étant pour moi sans surprises et l'éthologie m'ayant donné quelques lumières sur le comportement des hardes, hordes, groupes, troupeaux, clans et tribus, aucune pâleur n'envahissait mon visage lorsque j'entendais : « X est un con, Y un vieux gâteux, Z un fouteur de merde, V un intrigant fébrile, Q un menteur, B un opportuniste, T un caractériel, S un pauvre type, R une girouette, L un traître né, etc. (...) »

Enfin, ce livre est aussi l'occasion, renouvelée, pour Jean Cau, de piocher dans ses marottes, pour régler des comptes (contre ses adversaires politiques – François Mitterrand en tête, pour lequel Cau éprouvait manifestement une aversion obsessionnelle, confinant dans ce texte à une certaine drôlerie – ou bien des personnalités littéraires qu'il estime surfaites) ou nous délivrer quelques petites saillies contre l'époque qu'il exècre.

« (...) Des livres, qui n'en écrit pas ? De plongeurs sous la mer armés de caméras, de commissaires-priseurs, d'austères philosophes, d'anciens critiques de théâtre, de médecins, de professeurs lourds titubant sous le poids des diplômes, d'hommes politiques, d'avocats, nous n'en manquons pas, heureusement, mais la denrée reste plus rare que celle des faiseurs de livres à laquelle j'appartiens. Nous sommes légion. (...) »

5 février 2012

Jules Renard, sur l'ambivalence


« (...) Ma haine du convenu, mon mépris du banal, ne m'empêchent pas de m'attendrir au premier jour du printemps, de chercher des violettes au pied des haies parmi les étrons et les papiers pourris, (...) de rapporter une petite fleur bleue à ma femme. Éternel antagonisme. Effort continu pour sortir de la stupidité, et inévitable rechute. Heureusement ! (...) »

Jules Renard, extrait des morceaux choisis de son Journal 1887-1910, daté du 6 avril 1889 ; Éditions Actes Sud / Babel.

3 février 2012

Raymond Guérin, sur la littérature et son lectorat


« (...) En tout, les gens aiment et veulent qu'on leur mente ! C'est un fait. Le fait est plus patent encore en littérature. Ce que les lecteurs attendent et exigent d'un livre, et donc d'un auteur, c'est qu'ils le mystifient et l'ensorcellent d'une matière ou d'une autre. Ils veulent de l'illusion, de la poudre aux yeux, du conte de fée, des sentences en pilules dorées, voire même quelque drogue qui les pourra tour à tour stupéfier ou exciter, engourdir ou tonifier, endormir ou stimuler ; opium, cocaïne, vulnéraire ou morphine, orviétan ou rhubarbe, tout leur est bon pourvu que l'écrivain le leur sache administrer en habile potion ou en dragée, en piqûre ou sinapisme. Comme des malades inhibés, ces lecteurs se présentent dans une librairie comme dans une pharmacie où ne seraient débités que des remèdes pour l'esprit. Étrange médication ! Et qui a tout prévu, pourtant ! du curatif au révulsif, de l'émollient au fébrifuge et de l'antidote à la panacée en passant par le dépuratif et le roboratif... Vertuchou ! on dirait autant d'alouettes, en quête de miroirs où elles pourront s'aller faire prendre, ou autant d'autruches qui n'auraient d'autre politique que de posséder des yeux pour ne point voir et des oreilles pour ne point entendre.
Donc... le lecteur aime qu'on le mithridatise. Et, parbleu, quel écrivain qui fait profession de plume hésiterait à lui procurer ces paradis artificiels ? C'est la loi de l'offre et de la demande. Sur quoi nous suffise d'imaginer que se conçoit mal qu'un écrivain soit assez mauvais commerçant pour refuser à ses lecteurs les secours de son art, pour se présenter à eux comme un Hippocrate qui n'userait que d'une thérapeutique préventive, qui ne s'emploierait qu'à les pencher de force sur leurs maux et, bref, ne les fixerait que sur les poisons auxquels ils doivent tant de tourments, étant fort malaisé de contenter à la fois sa conscience et l'opinion publique. Écoutez-les, nos grabataires : De grâce, docteur, soulagez-moi ! calmez ma douleur ! puis, si vous le pouvez, faites que je guérisse ! Eh oui, eh oui, c'est l'antienne !... D'où qu'il se prodigue tant de charlatans pour les servir, ces lecteurs poltrons, tant de charlatans pour flatter leurs préventions ou exacerber leurs préférences, désireux qu'ils sont de ne les fâcher en rien. (...) »

Raymond Guérin, extrait de la chronique « Les chercheurs d'illusion » parue à l'origine dans la revue « La Parisienne » en décembre 1953, et republiée en 1996 dans le recueil Humeurs aux éditions Le dilettante.

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