6 août 2013

Pierre Gaxotte, sur les écrivains contemporains et le peuple


« (...) Le monde des lettres est rempli aujourd'hui d'écrivains qui se meurent d'amour pour le peuple, tout en habitant des quartiers où ils ont peu de chance de se lier d'amitié avec un ouvrier mécanicien. Dans notre école, ce snobisme eût été incompréhensible. Tout le monde était peuple. Personne n'était retranché, ni sorti du peuple. A part deux ou trois petits rentiers, tout le monde au village vivait à peu près de la même façon et nous autres écoliers étions tous vêtus de la même manière, c'est à dire que nos culottes étaient toujours taillées dans un vieux pantalon du papa, avec une grande pièce au derrière et que nos chandails étaient tricotés avec la même laine par les mamans ou par les sœurs. (...) »

Pierre Gaxotte, évoquant ses souvenirs d'enfance dans Mon village et moi (1968) ; Flammarion.

5 août 2013

Jean Dutourd, sur le journalisme, ses dogmes et ses clichés linguistiques


« (...) On compte grosso modo deux catégories d'êtres humains : ceux qui sont de gauche et ceux qui sont de droite. Il est élégant d'être de gauche, ridicule d'être de droite. Donc, soyez de gauche. D'ailleurs, être de gauche va de soi : on est de gauche comme on respire, comme on est bien-portant. La droite est une maladie ; vous ressentez à l'égard de ceux qui en sont atteints le mélange de pitié, de répugnance et d'aversion que ces misères peuvent inspirer à un être sain. Maladie honteuse « de surcroît », qui dérègle le système nerveux et porte souvent les sujets infectés aux violences physiques. Il n'est pas nécessaire, pour prendre une telle attitude, que vous ayez des convictions. Une certaine discrétion allusive, quelques adjectifs que vous mettrez dans vos articles feront savoir aux connaisseurs, mieux que des professions de foi « tapageuses », que vous appartenez à la cohorte sacrée des hommes de bonne volonté œuvrant pour un avenir meilleur. Par exemple, ne dites jamais « la droite » tout court mais « la droite musclée », et attristez-vous de la quasi-disparition de « la droite classique » ou de « la vieille droite », qui étaient formées de personnes « dont on pouvait ne pas partager les idées, mais devant la respectabilité desquelles on était forcé de s'incliner ». A présent la droite est en proie aux « vieux démons » de la xénophobie et du racisme. Ne vous interrogez pas sur l'âge des démons qui habitent périodiquement la droite : ils sont toujours vieux. Il n'y a pas de jeunes démons, du moins à notre connaissance. Nous avons étudié la presse française avec la plus grande attention depuis une trentaine d'années que les démons sont apparus et nous n'en avons pas trouvé un seul qui eût quelque fraîcheur.
Il y a d'autres manières, plus subtiles, de suggérer que l'on est du côté des « forces de progrès ». Une des caractéristiques du journaliste de gauche est une inlassable (et bienveillante) curiosité pour « les problèmes sexuels », singulièrement « l'homosexualité », à propos de laquelle il réclame « le droit à la différence ». Dans la hiérarchie des sujets de gauche, les femmes viennent tout de suite après les pédérastes. Elles ont, elles aussi, des droits « imprescriptibles », au premier rang desquels celui d'avorter légalement. Rappeler qu'elles ont été battues et violées pendant des siècles. Il est temps de montrer que « nous ne sommes plus au Moyen Age ». Se gausser du « fameux concile » où l'on décréta que « les femmes n'avaient pas d'âme ». Blâmer le Pape qui désapprouve « les contraceptifs ». (...) »

Jean Dutourd, Ça bouge das le prêt-à-porter — Traité du journalisme (1989) ; Flammation.

19 juillet 2013

Jean-Paul Brighelli, sur l'« évolution de la langue »


« Le Crétin pontifiant, qui est ordinairement de gauche, mais qui peut être de droite (car la droite s'extasie volontiers des balourdises conceptuelles de la gauche – tout comme la gauche brûle de concurrencer la droite dans le domaine économique) salue à grands cris les trouvailles verbales des jeunes. Autant de preuves, assure-t-il, de leur inventivité, de leur dynamisme poétique. Sans doute l'école est-elle en faute, qui ne sait intéresser ces petits génies du verlan...
Le Crétin, bien entendu, se leurre. Les mots à la mode, les mots des groupes et des gangs, ne témoignent que d'une chose : la pauvreté absolue de la langue pratiquée par tous les damnés du système. Les jeunes se serrent autour d'un langage schtroumpf comme Erectus se pelotonnait dans son abri sous roche. Il est le plus petit commun dénominateur des morts de faim de la culture. Les quelques mots du groupe sont mots à tout faire – et c'est tant mieux, puisqu'on leur prévoit un emploi à tout faire – et à ne rien dire. (...) »

Jean-Paul Brighelli, La Fabrique du Crétin - La mort programmée de l'école, Gallimard (2005)

1 juillet 2013

Marcel Aymé, sur l'altération du langage


« (...) aujourd'hui, on ne se soucie guère de mettre les points sur les i, ni de comprendre son interlocuteur. On peut, sur n'importe quel sujet, disputer savamment et subtilement sans rien dire d'intelligible et certes, il en a toujours été ainsi, mais maintenant, on emploie les mots à contre-sens, on les substitue les uns aux autres, on en change le contenu selon l'humeur du moment et personne n'y prête attention, tout fait ventre. La semaine dernière, j'étais à Paris à une exposition de peinture et j'ai entendu X..., l'illustre académicien et grand écrivain s'écrier devant un tableau : « Cette petite toile est une « chose inouïe ! » Et pourquoi pas ? J'ai bien entendu dire par Mme de G..., qui tient salon littéraire : « J'ai rarement vu une voix aussi prenante. » Tenez, hier soir, après dîner, je relisais un morceau des Nourritures terrestres et j'ai fait cette découverte au bas de la page 73 : « ...Hilaire qui me départissait l'an d'avant de ce que mon humeur avait... » Je ne suis pas un cuistre, je n'irai pas faire grief d'une minute d'absence à un écrivain qui se recommande justement par la pureté et l'exactitude de son style. Ce qui me paraît significatif, c'est que des dizaines et des dizaines de milliers de lecteurs fervents, au nombre desquels nos plus brillants lettrés, aient lu ce passage-là sans y relever le barbarisme, le solécisme et le faux-sens qu'il contient. Le fait est d'autant plus remarquable que Gide n'a pas manqué d'ennemis et des plus malveillants. Mais aujourd'hui, c'est bien ce que je disais, on ne se soucie guère du sens des mots, ni de leur valeur et quand on lit un livre, ce n'est plus que pour y chercher une petite musique ou un climat philosophique ou esthétique. Des foutaises, quoi. Et voilà où en sont les Français après cent cinquante ans de romantisme. Ils n'ont plus à leur service qu'une langue frelatée dont les incertitudes et les ambiguïtés ne les gênent d'ailleurs pas dans leurs radotages. »

Marcel Aymé, à travers le personnage de Monsieur Lepage dans Le confort intellectuel (1949), Flammarion / Le livre de poche.

4 avril 2013

Aldous Huxley, sur la liberté et le sexe


« (...) A mesure que diminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a tendance à s'accroître en compensation. Et le dictateur (à moins qu'il n'ait besoin de chair à canon et de familles pour coloniser les territoires vides ou conquis) fera bien d'encourager cette liberté-là.  Conjointement avec la liberté de se livrer aux songes en plein jour sous l'influence des drogues, du cinéma et de la radio, elle contribuera à réconcilier ses sujets avec la servitude qui sera leur sort. (...) »

Aldous Huxley, préface de l'édition de 1946 du Meilleur des mondes ; traduction de Jules Castier ; éditions Plon.

21 mars 2013

Pascal Ory, sur le grégarisme et la société totalitaire

« La massification a, on le devine mais il importe de le rappeler nettement, des conséquences en chaîne non seulement en externe*, dans, par exemple, le noyautage de toutes les institutions, mais d'abord en interne, dans l'ostentation de cette quantité fidélisée, pour ne pas dire fanatisée, puisque, aussi bien, dans un système totalitaire, le fanatisme peut être exalté comme qualité du bon partisan. Ainsi la masse génère-t-elle la messe, les grandes manifestations de foi collective, excluant évidemment tout débat, une messe n'étant pas un espace/temps où un fidèle puisse se dresser pour contester un point du rite, en moins un crédo. »

Pascal Ory, Du fascisme (2003) ; Éditions Perrin.

(*) comprendre : externe au Parti, ici le NSDAP.

20 mars 2013

Daniel LEFEUVRE : Pour en finir avec la repentance coloniale

Nos ancêtres étaient de rudes salauds. Esclavagistes, brutes sanguinaires, exploiteurs en tous genres, leur bassesse ne connaissait aucune limite. Cette tendance particulièrement abjecte est d'ailleurs tout à fait propre à la culture française. Aucune nation dans le monde n'a plus de sang sur les mains et de crimes sur la conscience, c'est là notre véritable exception culturelle.

A écouter une partie des intellectuels français contemporains, ce tableau noir ne paraît pas si caricatural. Leur vision du monde semble se réduire à cette version manichéenne névrotique : d'un côté les Français d'autrefois, condamnables par nature, de l'autre, leurs victimes, toutes parées de la même auréole.

En se focalisant sur l'histoire de l'Algérie française, sa spécialité, et tout en cherchant à éviter de tomber dans les travers de ceux dont il dénonce les inexactitudes voire les mensonges, Daniel Lefeuvre s'attaque de front à ces préjugés tout contemporains sur notre passé colonial. Entreprise ambitieuse, à contre-courant, à la réussite de laquelle ce professeur d'Histoire à Paris 8 apporte la rigueur d'une science chiffrée qu'il oppose aux affirmations péremptoires d'une idéologie morbide qui n'a pas manqué de relais depuis une quarantaine d'années.

A leur version des faits trop accablante pour être honnête, Daniel Lefeuvre répond d'abord par la dérision :

« (...) Fils d'Auvergnate et de Breton, dois-je demander le repentir de l'Italie et des Italiens pour les crimes qui ont accompagné la conquête romaine de la Gaule et pour l'acculturation - qui a conduit à un ethnocide - que les occupants ont imposée à mes ancêtres ? L'avocat de la Ligue des droits de l'homme n'aura aucun mal à défendre ma cause. La lecture de la Guerre des Gaules de César, dans laquelle il puisera, livre, en effet, un aperçu accablant sur les méthodes mises en œuvre par les Romains. C'est en contradiction absolue avec les règles humanitaires et, en particulier, avec les conventions de La Haye de 1899 et 1907, que César décide, en 53 avant Jésus-Christ, d'anéantir les Éburons révoltés. Lorsqu'il fait étrangler Vercingétorix en 46, il bafoue incontestablement la Convention de Genève de 1929 sur le traitement des prisonniers de guerre ! Peut-être pourrais-je ensuite obtenir quelques dédommagements sonnants et trébuchants ? (...) » (pp.16-17)

Mise en bouche amusante, mais qui dénonce en quelques lignes toute l'absurdité du regard que portent de nos jours les Français sur leur passé : anachronismes en pagaille, moralisme compassionnel et victimisation héréditaire ; les symptômes de cette France repentante sont clairement identifiés.

S'appuyant sur quantité de données chiffrées et de citations, l'historien démontre au fil des pages que, loin de se refléter dans la peinture monochrome assombrie à l'extrême qu'on en fait, l'histoire de la colonisation en Algérie est en réalité beaucoup plus complexe, que les intérêts de la France étaient loin d'être aussi évidents que ne le prétendent les adeptes de l'historiographie binaire.

Il démontre notamment par les statistiques que les intérêts français nourris par la conquête de ce grand territoire furent avant tout spéculatifs. Lefeuvre oppose les rapports enthousiastes des experts de l'époque à une réalité très en deçà des espérances. Culture du coton, production pétrolière, les premières ambitions laissent vite place à la désillusion. Pour ne reprendre que l'exemple du pétrole, Daniel Lefeuvre, preuve à l'appui, démontre que la découverte de ses gisements n'avait rien d'une bénédiction : d'un coût d'exploitation plus de dix fois supérieur à la moyenne de l'époque, le pétrole algérien était en outre, de par sa « consistance légère », impropre à l'usage qu'en avait l'industrie française.

Au fil des chapitres, il apparaît comme évident que l'attachement de la France à sa présence en Algérie s'est avant tout nourri d'erreurs et d'illusions. On y vit une source de richesses colossales avant de n'y espérer plus qu'un marché économique susceptible de soutenir la consommation saturée de la métropole ; et au bout du compte, si certaines industries y trouvèrent un profit, la France, elle, n'hérita que d'efforts vains et de pertes colossales.

Bien sûr, les Repentants s'entêteront à faire la sourde oreille à ces constats, à préférer le dogme à la science, et le fantasme au bon sens ; peut-être seront-ils même tentés de dénoncer une entreprise partisane et nauséabonde là où, précisément, Daniel Lefeuvre s'astreint de ne pas politiser le débat comme il eût été si aisé de le faire. Ils donneront quelque part raison à Daniel Lefeuvre, prouvant par leur attitude que dénoncer est bien plus simple que démontrer. En tout cas, cette tentative de remettre les Français d'aplomb avec leur histoire, comme le sont tous les peuples qui se respectent, à défaut d'être salutaire, aura au moins eu le mérite d'exister.

10 février 2013

Henri Calet, sur le cinéma


« (...) Le cinéma, c'est notre théâtre, comme le poireau est l'asperge du pauvre. (...) »

Henri Calet, Le tout sur le tout (1948) ; éditions Gallimard.

5 février 2013

Premières lignes : La vie d'un simple de ÉMILE GUILLAUMIN


« Je m'appelle Etienne Bertin, mais on m'a toujours nommé « Tiennon ». C'est dans une ferme de la commune d'Agonges, tout près de Bourbon-l'Archambault, que j'ai vu le jour au mois d'octobre 1823. Mon père était métayer dans cette ferme en communauté avec son frère aîné, mon oncle Antoine, dit « Toinot ». Mon père se nommait Gilbert, dont on faisait « Bérot », car c'était la coutume, en ce temps-là, de déformer tous les noms.
Mon père et son frère ne s'entendaient pas très bien. Mon oncle Toinot avait été soldat sous Napoléon ; il avait fait la campagne de Russie, en était revenu avec les pieds gelés et des douleurs par tout le corps. Depuis, il avait pu se guérir à peu près ; néanmoins, aux brusques changements de température, les douleurs revenaient, assez vives pour l'empêcher de travailler. D'ailleurs, même quand il ne souffrait pas, il préférait aller aux foires, porter les socs au maréchal, ou bien se promener dans les champs, son « gouyard » sur l'épaule, sous couleur de réparer les brèches des haies, que de s'atteler aux besognes suivies. Son séjour à l'armée, le déportant du travail, lui avait donné du goût pour la flânerie et pour la dépense. Avec sa rasade d'eau-de-vie au réveil, sa pipe de terre toujours allumée, ses frais d'auberge, il était de force à utiliser pour son seul agrément tous les bénéfices de l'exploitation...
Si je raconte ces choses, ce n'est pas que j'aie eu la connaissance de les pouvoir apprécier par moi-même, mais je les ai entendu rapporter bien souvent chez nous. (...) »

Émile Guillaumin, La vie d'un simple (1904) ; Éditions Stock (1943/1974).

3 février 2013

Céline, sur l'éducation des enfants


« (...) l'enfance alors, c'était des gifles ! « Respire donc à fond, petite frappe ! vlac ! laisse ton nez tranquille, scélérat ! tu pues, tu t'es pas torché ! cochon !... » les illusions quant aux instincts sont venues aux familles plus tard, bien plus tard, complexes, inhibitions, tcétéra... « tu pues, tu t'es pas torché ! te farfouille pas la braguette ! » suffisait avant 1900... et tornades de beignes !... bien ponctuantes ! c'était tout !... le môme pas giflé tournait forcément repris de justice... frappe horrible !... n'importe quoi !... votre faute qu'il tournait assassin !... (...) »

Louis-Ferdinand Céline, D'un château l'autre (1957) ; Gallimard / Folio.

27 janvier 2013

Georges Bernanos, sur la liberté et le confort



« (...) Tous les régimes, au cours de l'Histoire, ont tenté de former un type d'homme accordé à leur système, et présentant par conséquent la plus grande uniformité possible. Il est inutile de dire une fois de plus que la civilisation moderne dispose, pour atteindre ce but, de moyens énormes, incroyables, incomparables. Elle est parfaitement en mesure d'amener peu à peu le citoyen à troquer ses libertés supérieures contre la simple garantie des libertés inférieures, le droit à la liberté de penser - devenu inutile puisqu'il paraîtra ridicule de ne pas penser comme tout le monde - contre le droit à la radio ou au cinéma quotidien.

Je m'excuse de donner à une pensée absolument juste cet accent d'ironie, cette pointe d'humour. Il est évidemment difficile de représenter un citoyen des Démocraties venant échanger, au guichet de l'État, sa liberté de penser contre un frigidaire. Les choses ne se passeront pas exactement ainsi, bien entendu. Mais nous savons la tyrannie que l'habitude exerce sur presque tous les hommes. Nous voyons aujourd'hui la spéculation exploiter avec une espèce de rage croissante les habitudes de l'homme. Elle en crée sans cesse de nouvelles - en même temps que les joujoux mécaniques que ses ingénieurs lui fournissent, et qu'elle jette inlassablement sur le marché. La plupart de ces besoins, constamment provoqués, entretenus, excités par cette forme abjecte de Propagande qui s'appelle la Publicité, tournent à la manie, au vice. La satisfaction quotidienne de ces vices portera toujours le nom modeste de confort, mais le confort ne sera plus ce qu'il était jadis, un embellissement de la vie par le superflu, le superflu devenant peu à peu l'indispensable, grâce à la contagion de l'exemple sur les jeunes cerveaux de chaque génération. Comment voulez-vous qu'un homme formé, dès les premières heures de sa vie consciente, à ces innombrables servitudes, attache finalement grand prix à son indépendance spirituelle vis-à-vis d'un système précisément organisé non seulement pour lui donner au plus bas prix ce confort, mais encore pour l'améliorer sans cesse ? (...) »

Georges Bernanos, La révolution de la liberté (Décembre 1944), texte annexé à La France contre les robots (1945) ; Éditions Le Castor Astral (2009).

25 janvier 2013

Frantz FUNCK-BRENTANO : Ce qu'était un roi de France

La propagande révolutionnaire et plus de deux siècles construits sur ce socle bien tassé font que, depuis longtemps, plus personne en France ne sait exactement ce qu'était un roi de France, pas plus que comment ces rois étaient considérés par leurs sujets, nos ancêtres.

Avec la partialité manifeste due à ses idées monarchistes clairement revendiquées, mais fort aussi de toute l'érudition qui le caractérisait, l'historien Frantz Funck-Brentano tentait, en 1940, de soigner les Français de leur amnésie. Il poursuivait ainsi l’œuvre de contre-propagande à laquelle se livraient depuis la fin du XIXe siècle les membres de l'Action Française visant à restaurer l'idée monarchique, présentant un tableau sans doute trop peu contrasté pour être parfaitement fidèle à la réalité, mais dont on ne saurait pour autant réfuter les éléments sous le prétexte facile de leur probable sélectivité.

D'abord parce que ce livre est tout sauf l’œuvre d'un hurluberlu ; Frantz Funck-Brentano (1862-1947) était un historien reconnu, spécialiste de l'Ancien Régime, diplômé de l'École des chartes, conservateur à la Bibliothèque de l'Arsenal (ayant par ses fonctions accès à de précieuses archives), membre de l'Institut (plus précisément de l'Académie des sciences morales et politiques), honoré de surcroît en 1905 du titre de chevalier de la Légion d'Honneur (ce qui, à l'époque, était autrement plus respectable qu'aujourd'hui) ; autant dire que l'homme avait une certaine autorité intellectuelle et morale lorsque ce livre fut publié quelques années avant sa mort.

Que cette étude de la royauté soit toutefois orientée par les idées politiques de son auteur, cela ne fait guère de doute. Funck-Brentano ne rate pas une occasion d'exprimer son mépris des idées révolutionnaires et plus encore de ses instigateurs, concluant un certain nombre de ses chapitres en opposant les bienfaits de la royauté aux dommages irréversibles faits à la France durant la Révolution.

Mais pour en revenir aux rois de France, et plus précisément à la dynastie capétienne à laquelle ce livre est spécifiquement consacré, Frantz Funck-Brentano avance un grand nombre de faits peu connus du plus grand nombre (me semble-t-il), sur les usages de la royauté, ou ses origines.

Dans les premiers chapitres, l'historien rappelle que la famille est le modèle à l'origine de l'organisation de la société monarchique. Dans des périodes troubles et violentes, la société s'organise en communauté pour se protéger, la famille - familia - désigne petit à petit une communauté de plus en plus élargie, aux liens de plus en plus lointains. En vieux français, on l'appelle la « mesnie », et celle-ci est protégée et placée sous l'autorité d'un patriarche.

De là la notion de Patrie – la terre paternelle – et le paternalisme dont le roi, jusque dans les dernières heures de la royauté, fait preuve à l'égard de ses sujets. Qu'ils se nomment saint Louis, Philippe Auguste, Louis XIV ou Louis XV, les propos ne varient pas depuis le Xe siècle jusqu'à la Révolution ainsi que l'illustre Funck-Brentano à travers plusieurs citations :

De saint Louis s'adressant à son fils, Philippe III : « Cher fils, s'il avient que tu viennes à régner, pourvois que tu aies ce qui à roi appartient, c'est-à-dire que tu sois juste, que tu ne déclines ni ne dévies de justice pour nulle chose qui puisse avenir. S'il vient devant toi querelle qui soit mue entre riche et pauvre soutiens plus le pauvre que le riche, et quand tu entendras la vérité, si leur fais droit. » (p.69)

« (…) Au début du XIIIe siècle, Philippe Auguste mourant disait à son fils Louis VIII :
« Fais bonne justice au peuple et surtout protège les pauvres et les petits. » (...) » (p.87)

Louis XV : « Les mérites de saint Louis s'étendent à ses descendants et nul roi de sa race ne peut être damné pourvu qu'il ne se permette ni injustice envers ses sujets ni dureté envers les petites gens. » (p.87)

La justice, nous explique l'historien, occupe une place centrale dans les fonctions royales. En l'absence de textes législatifs, les sujets de toutes conditions s'en remettent à l'autorité du roi pour les dépêtrer dans leurs conflits personnels ; et si, devant le poids que prendra cette charge avec le temps et le développement du royaume, si donc le roi se fait petit à petit assister dans ces fonctions, cette charge reste honorée personnellement par le roi au moins jusqu'à Louis XIV, au jugement duquel ses sujets recouraient encore en lui adressant des placets.

« (…) Au seuil des temps modernes, les transformations qui se sont opérées dans le cours des siècles, la multiplication et la plus grande facilité des moyens de transport, le puissant développement d'une ville comme Paris ont amené autour de la résidence royale un public si nombreux qu'un Louis XIII, un Louis XIV n'auraient plus pu donner audience, comme saint Louis ou Louis XI à tous ceux de leurs sujets qui seraient venus dérouler devant eux leurs querelles particulières ; cependant Louis XIII encore, tous les dimanches et jours de fête à l'issue de la messe, Louis XIV régulièrement chaque semaine, recevaient ceux qui se présentaient à eux et les plus pauvres, les plus mal vêtus. Les princes du sang de séjour à la Cour se groupaient autour du roi : les bonnes gens passaient devant lui à la queue le leu et lui remettaient en propres mains un placet où leur affaire était exposée. Ces placets étaient déposés par le monarque sur une table à sa portée, puis examinés par lui en séance du Conseil, ainsi qu'en témoigne la mention « lu au roi » que portent ceux d'entre eux qui sont demeurés dans nos archives, car le plus grand nombre étaient rendus à leurs auteurs avec « réponse au pied ». (...) » (pp.74-75)

Cette autorité morale, comme nous le dit Funck-Brentano, va de paire avec l'incarnation paternelle du roi vis à vis de ses sujets. Autorité qui s'étend à bien d'autres domaines que la justice. Ainsi, les mariages – plus particulièrement dans la noblesse, mais pas seulement – nécessitent-ils le consentement du roi pour se conclure.

Un cliché très largement répandu nous présente un roi isolé de son peuple, enfermé dans son château. D'après l'auteur de « Ce qu'était un roi de France », rien ne semble plus faux que cette image, qui correspond manifestement aux monarchies étrangères, mais en rien aux traditions françaises ; les palais royaux, du Louvre à Versailles, étaient aussi libres d'accès à quiconque que le proverbial moulin. Citant anecdotes, faits divers et propos de visiteurs étrangers sidérés par cette promiscuité entre le roi et son peuple, Frantz Funck-Brentano fait au fil des pages un portrait pour le moins singulier du monarque à la française.

« (…) La maison du prince devenait une place publique. On imagine la difficulté d'y maintenir l'ordre et la propreté. Du matin au soir s'y pressait une cohue turbulente, bruyante, composée de gens de toutes sortes. Les dessous des escaliers, les balcons, les tambours des portes semblaient lieux propices à satisfaire les besoins de la nature. Les couloirs des châteaux du Louvre, de Saint-Germain, de Fontainebleau, en devenaient des sentines. Pour entrer chez la reine, les dames relevaient leurs jupes. Jusqu'à la fin du XVIIe siècle, le Louvre est signalé pour ses odeurs et « mille puanteurs insupportables ».
Étrange contraste avec la splendeur des appartements : une des raisons qui motivaient ces incessants déplacements de la Cour qui lui sont de nos jours tant reprochés rapport à la dépense. En l'absence de leurs hôtes on aérait les chambres, on les désinfectait, on les parfumait en y brûlant du bois de genièvre. (...) » (p.116)

Ce livre regorge de ces sortes de détails qui étonnent le lecteur contemporain, et s'il est évident que la monarchie y est présentée sous ses plus charmants attributs, il n'en reste pas moins que les éléments présentés et accrédités par l'érudition de Frantz Funck-Brentano forment une réalité, fût-elle partielle, de ce que furent aussi, en dépit de tout ce qui leur est reproché, les rois de France.

« (…) Après cinq siècles de monarchie, les États généraux de 1484 estimeront encore que les propriétés du roi doivent lui suffire à lui et à toutes sa maison, voire aux dépenses publiques. Aux yeux du peuple, l'impôt n'est toujours qu'un recours momentané, une aide, pour reprendre l'expression consacrée. Aussi, jusqu'aux deux derniers siècles de la monarchie, appellera-t-on « finances ordinaires » les produits du domaine royal et « finances extraordinaires » le produit des impôts. » (p.56)

« Quant au pouvoir législatif, il n'existe pas. Un père ne légifère pas dans sa famille. « Si veut le père, si veut la loi. » Comme un père parmi ses enfants, le roi est parmi ses sujets la loi vivante. Les ordonnances du roi en son Conseil quand elles entrent dans les moeurs deviennent coutumières, mais les coutumes leur sont-elles contraires, elles s'évaporent comme brume à la lumière du jour.
Au XVIIe siècle encore Pascal et Domat pourront dire : « la coutume, c'est la loi ». Et les Capétiens ne légiféreront plus jusqu'à la Révolution. On sait la célèbre réflexion de Mirabeau : « La place que la notion de loi doit occuper dans l'esprit humain était vacante dans l'esprit des Français. » Après 1789 seulement, quand le régime patronal aura été détruit, on reverra dans notre pays ce qu'on n'avait pas vu depuis le IX e siècle, depuis les derniers Carolingiens, une autorité législative.(...) » (pp.56-57)

« (…) Ainsi le monarque a-t-il le devoir de veiller sur les intérêts particuliers de ses sujets comme un père sur ceux de ses enfants.
Les lois somptuaires s'inspirent du même esprit. Elles apparaissent dès le XIIe siècle pour se renouveler jusqu'au XVIIIe.
Le roi, après avoir pris en considération la fortune de ses sujets, ne veut pas, en bon père de famille, qu'ils mènent un train de vie hors de proportion avec leurs moyens. En 1279, Philippe le Hardi décrète que les bourgeois ne porteront vair ni gris, qu'ils n'auront rênes ni éperons dorés s'ils n'ont plus de mille livres vaillant. Il fixe au prorata des fortunes le nombre de robes que les femmes sont autorisées à pendre dans leur garde-robe. L'ordonnance somptuaire édictée par Philippe le Bel en 1294 est parfois citée en exemple d'un « autoritarisme effrayant ». Elle répondait aux idées et aux traditions de l'époque. Philippe le Bel règle le nombre et la qualité des vêtements que pourront faire faire ses sujets d'après les ressources de chacun d'eux ; il fixe le nombre de plats qui seront servis à leur table, les gages de leurs domestiques, la nature et la qualité de leurs équipages. (...) » (pp.171-172)

24 janvier 2013

Pierre GAXOTTE : La France de Louis XIV

« (…) Rien ne serait plus faux que de figer les temps qui vont s'ouvrir dans une majesté compassée et fade, comme s'ils étaient nés vieux et sans désir. C'est pour les avoir harnachés de componction et de sublime qu'on a donné à des historiens indévots l'idée de n'en décrire que l'envers, d'en dénombrer aigrement les grossièretés, les extravagances, les mauvaises odeurs, de lui imputer à charge, pour atteindre le Roi, les insuffisances de la médecine, les inondations, les froids, les épidémies (il y eut aussi la peste à Londres en 1665), les orages à la moisson, la mortalité infantile (la même dans tous les pays) et la durée moyenne de la vie, bien moindre qu'à l'âge des vaccins, de la pénicilline et de la chirurgie audacieuse. Le siècle vit, c'est-à-dire qu'il combat, invente, ajoute, bâtit et change. Il n'a pas trouvé la sérénité dans son héritage. Les meilleurs la recevront en récompense de leurs peines, car l'ordre ne serait rien s'il n'était une victoire sur soi-même, un feu entretenu et contenu à la fois. (...) » (p.10)

Dès les premières pages de cet ouvrage publié pour la première fois en 1946, Pierre Gaxotte dresse les jalons qui délimiteront son étude. Passé le premier chapitre où la majesté du jeune roi est louée sans trop de retenue, l'historien ne se complait de fait pas à vanter aveuglément les mérites du roi. Mais il se refuse tout autant à suivre les raisonnements simplistes qu'il réprouve chez certains de ses confrères. Ainsi est-il amené, par exemple, à développer une analyse économique ambitieuse pour tenter d'expliquer la disette monétaire dont souffrit la France sous Louis XIV, explication complexe sur un sujet qui ne l'est pas moins, puisant ses arguments bien au-delà du faste royal auquel nombre d'esprits plus ou moins paresseux se sont souvent arrêtés.

Pierre Gaxotte s'attache dès les premiers chapitres à démontrer comment le roi sut tirer le meilleur de ses contemporains. Qu'on parle de politique ou d'art, Louis XIV inspira plusieurs générations d'hommes remarquables, tout voués à sa gloire et celle du royaume. De Colbert qui engagea la France dans un développement forcené du commerce et de l'industrie (de là bien des savoir-faire qui font encore aujourd'hui le prestige de la France à l'étranger), à Vauban qui contribua par son extrême ingéniosité et son caractère impétueux à nombre de victoires militaires ; du prodigieux (et bien entouré, selon Gaxotte) compositeur Jean-Baptiste Lully à Molière, en passant par La Fontaine, Racine ou Boileau, cette somme de talents innombrables et divers fut pour beaucoup dans la grandeur de cette France de Louis XIV.

Au delà des personnalités qui l'ont modelé, Pierre Gaxotte dissèque également le Grand Siècle à travers ses grandes tendances. Plusieurs analyses très intéressantes en découlent, qu'elles soient littéraires (Gaxotte propose un passionnant éclairage sur l'avènement du mouvement classique en opposition à l'ancienne génération d'écrivains) ou sociologiques (cf. le chapitre « L'honnête homme et l'esprit classique »).

« (...) la nouvelle société, celle de Versailles et celle de Paris, diffère beaucoup de l'ancienne. Elle est moins militaire et beaucoup plus ouverte. La noblesse garde les honneurs, les charges de cour, le privilège de se faire tuer à la guerre ; les emplois du gouvernement, l'autorité, l'administration vont à des bourgeois sous de très petite extraction. Quant aux écrivains et aux orateurs qui donnent tant de gloire à la France, ils sont de provenance plus roturière encore. Pour un Fénelon qui est noble, pour un La Rochefoucauld qui est duc, Molière est fils de tapissier, La Fontaine d'un garde des forêts, Racine d'un employé à la gabelle, Bossuet d'un magistrat de province, Boileau d'un greffier, Fléchier d'un épicier, Bourdaloue d'un notaire, La Bruyère d'un contrôleur des ventes. De ce mélange du mérite, de la naissance et de la fortune, naît l'honnête homme, modèle nouveau, qui va s'imposer à l'Europe comme un idéal à la façon du chevalier, quatre siècle plus tôt. (...) » (pp.169-170)

Dans son entreprise de rectification, Pierre Gaxotte minimise l'influence obscure de Madame de Maintenon sur le roi vieillissant, ce rôle qu'on lui attribua longtemps (mais aujourd'hui assez unanimement réfuté), notamment dans la révocation de l'Édit de Nantes deux ans après son mariage secret avec le roi. Un long chapitre traite du reste des évènements qui conduisirent à cette révocation, montrant la duperie dont Louis XIV fut en bonne part la victime, sans pour autant désigner très clairement les instigateurs des exactions commises à l'encontre des protestants dans le but d'obtenir leur conversion massive. Quid, par exemple, du rôle trouble de Louvois dans les « dragonnades » ? Et des mises en garde que Vauban tenta de porter à la connaissance du roi, par ses nombreux mémoires énonçant les méfaits économiques et militaires de l'exode des protestants contre le royaume ? Pierre Gaxotte n'en parle pas ou peu, mais conclut sur une critique de la politique religieuse du roi qui n'a rien de complaisant :

« (...) Dans son ensemble, la politique religieuse de Louis XIV a échoué ; il n'a pas rétabli l'unité de la foi. Il n'a pas écarté le jansénisme, il n'a pas étouffé ni organisé le gallicanisme. Tout au contraire, le spectacle des disputes, des rigueurs et des persécutions a troublé profondément les âmes et préparé la transformation des idées. (...) » (p.239)

Sans en faire un leitmotiv grossier, Pierre Gaxotte contrarie quelque peu l'histoire officielle qui, à travers le prisme républicain, tend souvent à résumer l'Ancien Régime à une œuvre de monarques mégalomanes tout attachés à écrire les pages glorieuses de leur règne aux dépens du peuple. Récemment encore, j'assistais à la leçon qu'une mère donnait à sa fille dans un musée : la Révolution, disait-elle en substance, s'expliquait par l'égoïsme d'un roi dispendieux laissant sciemment son peuple crever de faim. Suivant la même grille de lecture religieusement républicaine, nombreux sont ceux qui reprochent à la monarchie d'avoir conduit des guerres pour le seul prestige de ses monarques. A ces derniers, Pierre Gaxotte répond que reprocher à Louis XIV les guerres qu'il a pu mener, c'est considérer que la France d'aujourd'hui pourrait tout aussi bien se passer de Lille, Besançon et Strasbourg. A travers la conquête de ces provinces, Louis XIV garantissait au royaume une relative inviolabilité de ses frontières, et c'est là, me semble-t-il, une interprétation plus convaincante que l'hypothèse du caprice de souverain belliqueux s'ennuyant au milieu de sa cour.

« Au reste, les guerres faites par des armées réduites et composées de mercenaires ne soulevaient pas l'horreur que causent les conflits qui jettent au combat tous les hommes valides. Les rencontres étaient meurtrières, mais, à un quart de lieue du champ de bataille, le paysan labourait son champ sans craindre les bombes. Les fusils portaient à trois cents mètres et les canons à quatre cents ; la guerre chômait en hiver et nul n'aurait imaginé que le peuple entier pût être un jour contraint de participer à ces jeux de princes. Et puis, le XVIIe siècle n'a pas été une idylle. Il faut beaucoup de partialité pour représenter Louis XIV comme le loup dans la bergerie. Quand il n'attaqua pas, il fut lui-même attaqué. Guillaume d'Orange, le grand Électeur, Léopold Ier n'étaient pas des moutons. C'est par la volonté de dénigrer Louis XIV qu'on leur prête la bonne foi, les vertus de bénignité et de désintéressement qu'on lui refuse. (...) » (pp.95-96)

On ne saurait exiger de quiconque une stricte objectivité, l'histoire est aussi une affaire d'interprétation, et les idées politiques de même que les convictions religieuses ne sont pas à négliger dans l'éclairage donné aux faits historiques. Pierre Gaxotte était royaliste, et de ce fait, partisan. Le lecteur érudit – ou partisan d'un autre bord – trouvera peut-être à redire sur telle ou telle analyse ou déplorera l'accent mis sur tel événement plutôt que tel autre ; reste que, à l'image de Jacques Bainville dont il partageait les idées, par son style alerte, son talent à rendre accessible au plus grand nombre une discipline complexe, sans oublier sa personnalité, Pierre Gaxotte réussit là où le corps professoral échoue la plupart du temps : faire aimer l'histoire de France.

« (…) Tant que tout prospère dans un État, […] on peut oublier les biens infinis que produit la royauté et envier seulement ceux qu'elle possède : l'homme naturellement ambitieux et orgueilleux ne trouve jamais en lui-même pourquoi un autre lui doit commander, jusqu'à ce que son besoin propre le lui fasse sentir. Mais ce besoin même, aussitôt qu'il a un remède constant et réglé, la coutume le lui rend insensible. Ce sont les accidents extraordinaires qui lui font considérer ce qu'il en retire ordinairement d'utilité et que, sans le commandement, il serait lui-même la proie du plus fort, il ne trouverait dans le monde ni justice, ni raison, ni assurance pour ce qu'il possède, ni ressource pour ce qu'il avait perdu ; et c'est par là qu'il vient à aimer l'obéissance, autant qu'il aime sa propre vie et sa propre tranquillité. » (Louis XIV) (cité p.19)

« Quand on a l'État en vue, on travaille pour soi. Le bien de l'un fait la gloire de l'autre... Les différentes conditions dont le monde est composé ne sont unies les unes aux autres que par un commerce de devoirs réciproques. Ces obéissances et ces respects que nous recevons de nos sujets ne sont pas un don gratuit qu'ils nous font, mais un échange avec la justice et la protection qu'ils prétendent recevoir de nous. Comme ils doivent nous honorer, nous devons les conserver et défendre... Nous devons considérer le bien de nos sujets bien plus que le nôtre propre. Il semble qu'ils fassent une partie de nous-mêmes, puisque nous sommes la tête d'un corps dont ils sont les membres. Ce n'est que pour leur propre avantage que nous devons leur donner des lois ; et ce pouvoir que nous avons sur eux ne doit nous servir qu'à travailler plus efficacement à leur bonheur. » (Louis XIV) (cité p.20)

« Se garder de l'espérance, mauvais guide. » (Louis XIV) (cité p.21)


NB : les indications de pages accompagnant les citations correspondent à l'édition Saint Clair de 1975, et non l'édition Hachette dont la couverture illustre cet article.

23 janvier 2013

Paul Léautaud, sur Jacques Bainville et le pessimisme


« (...) La culture historique, le sens politique, la divination des évènements, étaient vraiment prodigieux chez Jacques Bainville. (Son ouvrage : De l'Allemagne, second volume). Il m'est venu cette idée ce soir : il y a là les bienfaits du pessimisme. Bainville était certainement tuberculeux. ................................ Cela devait encore nourrir son pessimisme naturel, lui faire tout voir, tout juger, sous l'angle le plus fâcheux, le plus décevant, comme une duperie générale, avec même, peut-être, une sorte de jouissance d'esprit à tout voir ainsi et à n'attendre de tout que mécomptes. Sa connaissance de l'histoire et de la politique devant les erreurs de la politique française après la guerre de 1914-1918 s'en trouvait renforcée, sa clairvoyance plus vive. Le pessimisme, c'est la clairvoyance, la prudence, la méfiance. L'optimisme, c'est l'aveuglement, la confiance, pour tout dire d'un mot : la bêtise. (...) »

Paul Léautaud, Lundi 22 avril 1940, Journal littéraire, Tome 3 ; Mercure de France.

22 janvier 2013

Louis-Ferdinand Céline, entretien de 1957

Dans cet entretien avec le journaliste et écrivain suisse Louis-Albert Zbinden, diffusé sur la Radio Suisse Romande le 25 juillet 1957, Céline parle de « D'un château l'autre », mais aussi de politique, d'histoire, et de ses années noires, délaissant parfois son personnage pour répondre plus sobrement aux questions de son interlocuteur.



18 janvier 2013

Jacques Perret, sur le patrimoine


« (...) Un rayon prenait la rue d'enfilade et venait illuminer la chambre à travers un grand rideau de tulle. Rien ne vaut un mur blanchi à la chaux pour illustrer le petit rayon matinal et lui faire jouer son vrai rôle, qui est d'annoncer la fête et les mystères joyeux, quoi qu'il arrive et où qu'il soit, quitte à se faire insulter. La photo agrandie d'un paysan soldat, moustache à la Charleroi, regardait fièrement le soleil, tandis qu'à ses pieds scintillait une vue de la Côte d'Azur incrustée de nacre sur tranche de sapin vernie, et je me sentais disposé à trouver tout cela digne d'être défendu, sans discussion, comme un patrimoine sacré qu'on n'a pas choisi. Tout n'est pas de cette qualité, d'ailleurs, dans le patrimoine en question. On y a introduit à l'esbroufe tout un bric-à-brac interlope qui commence à nuire un peu au caractère sacré de la collection. S'il y avait moyen, j'aimerais faire une sélection dans le patrimoine, mais il paraît que ce n'est pas possible et, pour garder ce qu'on aime, il faut sauver ce qu'on déteste. Quelquefois cela donne à réfléchir et même envie de se fâcher : on sauve les meubles, et les imbéciles vont s'y carrer pendant le temps qu'on nettoie le fusil et qu'on embrasse les gosses, zut ! Et puis on se fait une raison en pensant que les meubles dureront peut-être plus longtemps que les imbéciles, hasardeux calcul. (...) »

Jacques Perret, évoquant ses souvenirs de maquisard dans Bande à part (1951) ; Gallimard /  Folio.

17 janvier 2013

Georges Bernanos, sur les intellectuels


« (...) L'intellectuel est si souvent un imbécile que nous devrions toujours le tenir pour tel, jusqu'à ce qu'il nous ait prouvé le contraire. (...) »

Georges Bernanos, La France contre les robots (1945) ; Éditions Le Castor Astral (2009)

16 janvier 2013

Karl Kraus, sur les artistes



« Quand le soleil de la culture est bas sur l'horizon, même les nains projettent de grandes ombres. »

Karl Kraus, cité par Jean Clair en exergue de son essai L'hiver de la culture ; Flammarion (2011)

15 janvier 2013

Georges Bernanos, sur l'égalité et la justice


« (...) L'homme d'autrefois ne ressemblait pas à celui d'aujourd'hui. Il n'eût jamais fait partie de ce bétail que les démocraties ploutocratiques, marxistes ou racistes, nourrissent pour l'usine ou le charnier. Il n'eût jamais appartenu aux troupeaux que nous voyons s'avancer tristement les uns contre les autres, en masses immenses derrière leurs machines, chacun avec ses consignes, son idéologie, ses slogans, décidés à tuer, résignés à mourir, et répétant jusqu'à la fin, avec la même résignation imbécile, la même conviction mécanique : « C'est pour mon bien... c'est pour mon bien... » Loin de penser comme nous, à faire de l'État son nourricier, son tuteur, son assureur, l'homme d'autrefois n'était pas loin de le considérer comme un adversaire contre lequel n'importe quel moyen de défense est bon, parce qu'il triche toujours. C'est pourquoi les privilèges ne froissaient nullement son sens de la justice ; il les considérait comme autant d'obstacles à la tyrannie, et, si humble que fût le sien, il le tenait - non sans raison d'ailleurs - pour solidaire des plus grands, des plus illustres. Je sais parfaitement que ce point de vue nous est devenu étranger, parce qu'on nous a perfidement dressés à confondre la justice et l'égalité. Ce préjugé est même poussé si loin que nous supporterions volontiers d'être esclaves, pourvu que personne ne puisse se vanter de l'être moins que nous. Les privilèges nous font peur, parce qu'il en est de plus ou moins précieux. Mais l'homme d'autrefois les eût volontiers comparés aux vêtements qui nous préservent du froid. Chaque privilège était une protection contre l'État. Un vêtement peut être plus ou moins élégant, plus ou moins chaud, mais il est encore préférable d'être vêtu de haillons que d'aller tout nu. Le citoyen moderne, lorsque ses privilèges auront été confisqués jusqu'au dernier, y compris le plus bas, le plus vulgaire, le moins utile de tous, celui de l'argent, ira tout nu devant ses maîtres. »

Georges Bernanos, La France contre les robots (1945) ; Éditions Le Castor Astral (2009).

9 janvier 2013

Céline, sur la vanité


« (...) on pourra dire tout ce qu'on voudra, je peux en parler à mon aise puisqu'il me détestait, Pétain fut notre dernier roi de France. « Philippe le Dernier »... la stature, la majesté, tout !... et il y croyait !... d'abord comme vainqueur de Verdun... puis à soixante-dix ans et mèche promu Souverain ! qui qui résisterait ?... raide comme ! « Oh! que vous incarnez la France, monsieur le Maréchal ! » le coup d' « incarner » est magique !... on peut dire qu'aucun homme résiste !... on me dirait « Céline! bon Dieu de bon Dieu ! ce que vous incarnez bien le Passage ! le Passage c'est vous ! tout vous ! » je perdrais la tête ! prenez n'importe quel bigorneau, dites-lui dans les yeux qu'il incarne !... vous le voyez fol !... vous l'avez à l'âme ! il se sent plus !... Pétain qu'il incarnait la France il a godé à plus savoir si c'était du lard ou cochon, gibet, Paradis ou Haute Cour, Douaumont, l'Enfer, ou Thorez... il incarnait !... le seul vrai bonheur de bonheur l'incarnement !... vous pouviez lui couper la tête : il incarnait !... la tête serait partie toute seule, bien contente, aux anges ! Charlot fusillant Brasillach aux anges aussi ! il incarnait ! aux anges tous les deux !... ils incarnaient tous les deux !... et Laval alors ? (...) »

Louis-Ferdinand Céline, D'un château l'autre (1957) ; Gallimard / Folio.

8 janvier 2013

VOLTAIRE : Mémoires

Comme le souligne Jacques Brenner dans la préface de ces « Mémoires de M. de Voltaire », il ne faut pas prendre son titre au pied de la lettre. Dans ces « mémoires » (dont le point de départ est l'année 1733 - alors que Voltaire avait un peu moins de 40 ans – pour s'achever en 1760, soit dix-huit ans avant sa mort), il n'est en effet pas question pour Voltaire (1694-1778) de raconter sa vie, du moins, le but n'est pas tant de parler de lui que de régler ses comptes.

Avec toute la malice qu'on connait à son auteur, ce texte est en effet une revanche que prend Voltaire sur le roi de Prusse, Frédéric II, avec lequel il entretint des rapports étroits – dont on peut parfois se demander jusqu'à quel point ils le furent – au point de rejoindre sa cour à Potsdam et s'y établir durant plus de deux ans (1750-1753).

Loin de s'effacer par humilité, Voltaire place consciencieusement la cible de ses attaques au cœur de ses mémoires, éclaire le lecteur sur les penchants machiavéliques de ce roi dont il se fit longtemps le courtisan privilégier. Au fil des pages, Voltaire prend un malin plaisir à tourner le monarque en dérision, insistant notamment sur son absence de talent (Frédéric II, en amoureux des arts, écrivait beaucoup de vers qu'il soumettait souvent à la critique de Voltaire) ou encore sur ses mœurs par le biais de quelques anecdotes relativement cocasses.

« (…) Quand sa majesté était habillée et bottée, le stoïque donnait quelques moments à la secte d'Épicure : il faisait venir deux ou trois favoris, soit lieutenants de son régiment, soit pages, soit heiduques ou jeunes cadets. On prenait du café. Celui à qui on jetait le mouchoir restait demi-quart d'heure tête à tête. Les choses n'allaient pas jusqu'aux dernières extrémités, attendu que le prince, du vivant de son père, avait été fort maltraité dans ses amours de passade, et non moins mal guéri. Il ne pouvait jouer le premier rôle ; il fallait se contenter des seconds. (...) »

Malicieux et intransigeant à l'égard des autres, lucide sur la nature humaine, lorsque Voltaire parle de lui-même, son esprit critique semble en revanche s'évanouir ; l'illustre écrivain philosophe n'a que peu de recul sur lui-même, n'hésitant pas, par exemple, à déplorer la cupidité ou l'avarice de telle personnalité, sans trop s'interroger sur son propre rapport à l'argent, pour le moins avide.

Sur le Cardinal de Fleury :
«  (…) J'avais eu l'honneur de le voir beaucoup chez Mme la maréchale de Villars, quand il n'était qu'ancien évêque de la petite vilaine ville de Fréjus, dont il s'était toujours intitulé évêque par l'indignation divine, comme on le voit dans quelques unes de ses lettres. Fréjus était une très laide femme qu'il avait répudiée le plus tôt qu'il avait pu. Le maréchal de Villeroi, qui ne savait pas que l'évêque avait été longtemps l'amant de la maréchale sa femme, le fit nommer par Louis XIV précepteur de Louis XV ; de précepteur il devint premier ministre, et ne manqua pas de contribuer à l'exil du maréchal, son bienfaiteur. C'était, à l'ingratitude près, un assez bon homme. Mais comme il n'avait aucun talent, il écartait tous ceux qui en avaient, dans quelque genre que ce pût être. (...) »

A travers la correspondance qui complète et donne un écho (parfois discordant) à ce pamphlet déguisé – et les précieuses notes qui l'accompagnent –, l'amitié qui lia le philosophe au souverain prussien apparaît à la fois banale et extraordinaire. Banale de par son évolution : des délices narcissiques des débuts (Voltaire, en bon courtisan, n'est pas à l'économie de louanges vis à vis de son interlocuteur qui le lui rend bien) aux mesquineries qui leur succèdent ; et extraordinaire de par l'éminence de ces grands personnages du siècle des Lumières.

6 janvier 2013

Philippe Muray, sur l'art contemporain


« (...) Si ce qu'on appelle art contemporain peut encore faire semblant d'exister, c'est uniquement comme conséquence du martyre des impressionnistes. En réparation. In memoriam. En expiation d'un gros péché. Qu'il soit minimal, conceptuel, anti-art ou extrême-contemporain, l'artiste d'aujourd'hui survit toujours à titre d'espèce protégée, en tant que résidu caritatif. Une très grosse gaffe a été commise, du temps de Van Gogh, du temps de Cézanne, il faut continuer à payer les pots qui ont alors été cassés. Surtout ne pas recommencer, ne pas refaire les même sottises, ne pas retomber dans les ornières. Après des décennies de foules furieuses ricanantes devant Courbet, devant Manet, devant les cubistes, brusquement plus rien, plus de critiques, plus de clameurs, plus de révoltes, plus de scandales. Tout se calme d'un seul coup, les galeries prospèrent, la créativité des artistes ne s'est jamais mieux portée, tout va très bien, les grosses banques investissent dans l'émotion colorée, les États s'en mêlent, les ventes records se multiplient, le marché s'envole, c'est la débâcle des hostiles. Plus de pour ni de contre. Plus personne.
Les prix flambent bien qu'il n'y ait plus de critique ? Non : ils flambent parce que la notion, la possibilité, le désir même de critique ont disparu ; parce que plus personne ne se fatiguerait à gloser une œuvre contemporaine.
Dans l'euphorie cordicole, qui irait perdre son temps à chipoter ?
La ruse du diable selon Baudelaire, c'était d'arriver à faire croire qu'il n'existait pas ; la ruse des choses contemporaines, c'est qu'on ne se pose plus même la question ; qu'elles soient ou pas est bien égal.
Et puis, qui irait se risquer à vouloir démontrer la beauté de ce que l'on met sur le marché ? Ce dont on ne peut rien dire, il faut le vendre. (...) »

Philippe Muray, L'Empire du Bien (1991) ; éditions Les Belles Lettres.

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...

Articles les plus consultés cette semaine