25 octobre 2012

Antoine BLONDIN : Monsieur Jadis ou l'école du soir

Les mois passent et je suis toujours bien en peine de parler de ce livre. Cette confusion commence à m'être habituelle de la part de ceux qu'on désigne comme les « Hussards », ce mouvement littéraire apparu à l'aube des années 50 et qui sur le papier aurait pourtant tout pour me plaire : des auteurs réputés pour leur style incisif et concis, leur sens de la formule, des esprits plutôt affranchis des obsessions et modes de leur époque, etc... Mais après des essais pas franchement convaincants avec Roger Nimier ou plus superficiellement Christian Millau, il me faut admettre que si ces écrivains me sont a priori plutôt sympathiques en tant qu'hommes, leurs livres, eux, m'indiffèrent plus ou moins.

Souvent présenté comme le roman autobiographique d'Antoine Blondin, Monsieur Jadis est d'abord un roman, une histoire bien structurée qui, même si l'on y retrouve de manière parcellaire la vie de l'écrivain, semble tout de même trop arrangée pour être considérée comme un récit purement autobiographique. En jonglant tout au long du livre entre première et troisième personne, Blondin se livre malgré tout à une sorte d'examen de conscience, mais plus qu'une recherche de vérité, l'auteur semble plus souvent aspirer à une certaine forme de beauté narrative, beauté qu'il parvient assurément à trouver.

« (…) Monsieur Jadis était encore à l'âge où l'on croit que l'espérance est belle sous les pas d'un promeneur, à minuit. Il attendait beaucoup de cette liberté mauve qui s'installe le soir, fertile en rencontres nouvelles et passagères, où l'on mène une partie d'où sont exclues les petites cartes de la vie quotidienne. Là, il retrouvait l'usage de ses atouts majeurs, préservés de la corruption des jours qui se ressemblent et du démenti qu'ils apportent. Il était à son aise dans ces représentations sans lendemain dont le vernis est chaque fois rafraîchi. En somme, ce qu'il appréciait le plus chez les inconnus, c'était que ceux-ci ne le connaissait pas. (…) » (p.26)

« (…) Devant ce qui se présente, je ne suis jamais neuf. C'est sans doute pourquoi j'entreprends peu de choses. (...) » (p.13)

« (…) C'est l'avantage des comparses qu'ils favorisent ces mutations, ces promenades dans des lopins de soi-même inexplorés, alors que les êtres les plus proches vous pétrifient par l'opinion qu'ils se sont faite de vous. (...) » (p.40)

Car Antoine Blondin, l'air de rien, est un styliste. Mais l'air de rien, aussi, et bien que n'étant pas de ceux qui admirent inconsidérément l'exercice - à une ou deux exceptions près -, le style de Blondin m'est agréable ; et de cet aveu, je finirais par m'étonner si je ne trouvais un autre charme, plus fondamental, à ce livre. Car outre la fluidité de la langue, son esthétisme sobre et ce que je serais tenté de qualifier de quasi perfection formelle sans vouloir faire écho à un écrivain contemporain récemment bien vilipendé, le livre de Blondin est aussi le tableau d'une époque restituée avec sans doute assez peu de fantaisie.

Les errances de Monsieur Jadis de bistrots en cellules de dégrisement sont ainsi le véhicule d'une visite dans le Saint-Germain-des-Prés des années 50, dans un Paris où la vie semblait moins artificielle et creuse qu'aujourd'hui, moins aseptisée aussi ; où les hommes et plus particulièrement les écrivains se distinguaient les uns des autres par une personnalité qui n'était pas seulement une posture dictée par la perversion d'un système médiatique omnipotent. Blondin, dans ce livre, et peut-être sans vraiment le chercher, exalte une France pittoresque à travers des personnages truculents, chaleureux, qui rappellent ces figures singulières dont sans doute chacun de nous peut encore trouver un exemple dans ses archives familiales. Au côté de sa pauvre mère dépeinte comme une femme un peu loufoque et gentiment désinvolte, et de Popo la clocharde érudite à la verve intarissable, Blondin brosse également les portraits à la fois réalistes et fantasques de deux figures littéraires de son entourage, Roger Nimier – son complice et ami fidèle jusqu'à la mort – et Albert Vidalie dont l'éloquence et la passion pour la chose militaire – et Napoléon en particulier – rappelle les envolées lyriques avinées de Jean Gabin dans la version cinématographique « audiardisée » du classique de Blondin, Un singe en hiver.

« (…) Monsieur Jadis débordait de gratitude pour un ami dont le seul défaut était celui de la cuirasse, tenait précisément à cette carapace où il se dérobait. Il se dit qu'il y avait du homard dans son cas.
— Tâche de te tenir à table, conclut Roger. Elles ont huit et neuf ans, ne l'oublie pas. Évite de proférer des gros mots comme travail, famille, vaisselle ; ne les fais pas trop rire, ça vieillit les enfants... Et puis ferme la porte derrière toi en partant et rentre tirer un coup à ton hôtel. Cette nuit, pour les natures un peu sociables, il descend des créatures dans toutes les cheminées. (...) » (pp.120-121)

« (…) Depuis le matin, j'avais senti qu'une catastrophe – à notre mesure – se tramait quelque part. Mon anxiété venait d'être prise à contre-pied : ce n'était pas du côté d'Odile qu'habitait le danger, ce piège qui se referme sur une journée mal engagée pour en faire un cauchemar, c'était chez Albert, c'était donc chez moi.
Quand il est entré, enchaîna Jean-Claude, il n'était pas au maximum de sa férocité, mais il fredonnait ses marches militaires, qui lui réussissent généralement moins bien que ses chansons de matelots : « On leur percera le flanc, ran-tan-plan... », si vous voyez ce que je veux dire. Il avait harponné ma préposée et la sommait de jouer les Batteries de l'Empire, disque admirable si on l'accompagne d'un Black-Velvet ou d'un Bloody-Mary et que nous ne passons qu'à cinq heures du matin pour mettre en déroute la gueule de bois. Je n'avais pas compris qu'Albert avançait beaucoup. Au troisième beaujolais, il s'est lancé dans un récit ébouriffant de la bataille d'Austerlitz (il faudra que je lui demande de me le refaire une autre fois). J'avais ici, sans m'en douter, des Provençaux, des Basques, des Normands en haleine, il te les a mobilisés dans la fascination... C'était le charivari par les augustes, mais chacun, le plus sérieusement du monde, revendiquait un rôle dans la parade. Trop sérieusement même... car, à cette table, il y avait également nos copains sénégalais qui piaffaient d'impatience glorieuse et d'héroïsme contenu. Quand Albert a terminé la fameuse tirade : « Vous pourrez dire que vous étiez à Austerlitz et l'on vous répondra : voilà un brave ! », ils n'ont plus pu tenir ; ils ont délégué un porte parole : « Et nous, où est-ce qu'on était ? » Vidalie l'a regardé en faisant la moue et lui a balancé tout crûment : « A la roulante. » L'autre a marqué un temps d'arrêt. Sous l'effet du dépit, j'ai cru d'abord qu'il allait éclater en sanglots ; puis il a insisté, de plus en plus provocant : « Répète, répète un peu qu'on était à la roulante, et peut-être même pas à Austerlitz si ça se trouve ? » Le père Albert n'y est pas allé par quatre chemins : « C'est déjà bien beau, a-t-il dit ; à l'époque, vous étiez encore en esclavage. » Il n'avait pas achevé qu'ils lui sont tombé dessus. Mêlée générale... Sans qu'on ait pu intervenir, il s'est retrouvé dans la rue, une lame à la main, celle du gros couteau de paysan qui lui sert à tremper la soupe. Le malheur a voulu que les flics l'interpellent à ce moment-là ; se croyant toujours menacé, il s'est retourné contre eux. Résultat : l'Empereur est prisonnier ! (...) » (pp.91-92)

Une belle part du charme de ce livre réside à mon sens dans cette combinaison de truculence et de mélancolie ; mélancolie d'un homme qui se retourne sur une vie qu'il n'a pas l'impression d'avoir vraiment vécue, et mélancolie de son lecteur, qui s'imprègne d'un passé, d'une époque qu'il aurait certainement moins méprisé que la sienne.

« (…) Ce fut le bonheur conjugal, particulièrement tolérable en échantillons. Ils vécurent l'existence multiple du voyageur qui peut choisir ses comparses « à la carte » et un décor selon humeur. Ainsi la saveur de chaque journée renouvelait-elle ce couple dont les états d'âme n'étaient plus nourris que de paysages et de rencontres. (...) » (p.102)

« (…) La vieille Angleterre commençait à dégrafer son corset. Son débraillé fit d'abord mal à des cœurs qui l'admiraient. Son génie ne s'exprimait plus guère, cette année-là, que par des poètes blasphémateurs et des galopins aux cheveux longs. Les Anglais, qui cultivent le respect de la personnalité avec autant de soin que le gazon domestique, se donnaient les gants de l'indifférence, oubliant simplement que le gazon, ils le tondent. Londres, en particulier, avaient pris un sérieux coup de jeune et s'en remettait mal. Elle offrait l'image d'une ville gamine abandonnée par ses parents et livrée par une monstrueuse surprise-partie aux extravagances de baronets en haillons. Les douairières s'exilaient pour des week-ends de huit jours, les lords gardaient la Chambre ou s'enfouissaient la tête dans les bunkers des terrains de golf, les majors proclamaient qu'ils étaient prêts à rempiler dans l'armée des Indes, mais précisément il n'y avait plus d'Indes. Cette cité qu'on devinait dure, précise, âpre, se drapait ingénument dans un cotillon court-vêtu, qui ébranlait les arêtes gothiques de Westminster ou celles du Parlement et accentuait la réprobation au fronton des immeubles en forme de coffres-forts qui s'infléchissent sur le Strand. Une civilisation tremblait donc sur ses bases dans la splendeur violente du néon, mais la bedaine altière de la cathédrale Saint-Paul, dans sa ceinture de ruines, était toujours là pour attester la pérennité des institutions sous la vanité des catastrophes. Le bar du Ritz également. (...) » (pp.196-197)

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