2 juin 2011

Lucette DESTOUCHES / Véronique ROBERT : Céline secret

La vie de Louis-Ferdinand Céline passionne les biographes depuis plusieurs décennies. Loin de s'estomper avec le temps, les livres sur Céline ont tendance à se multiplier ces dernières années, et le cinquantenaire de sa mort dans quelques semaines n'est certainement pas la seule explication à ce foisonnement d'ouvrages : l'écrivain fascine quoiqu'en pensent ceux qui le haïssent, et dont le mépris, lui aussi, est particulièrement tenace.
 
Henri Godard, François Gibault ou Frédéric Vitoux sont sans doute les experts les plus éminents de Céline, mais qui mieux que sa veuve, Lucette Destouches, qui partagea la vie de l'écrivain pendant près de trente ans, peut parler de Céline ?
 
C'est en me faisant cette réflexion que j'ai débuté la lecture de Céline secret, ouvrage publié en 2001 et écrit sur la base de souvenirs recueillis par Véronique Robert, une proche de Lucette Destouches. Et dès les premières lignes, il apparaît que ce petit livre en vaudra certainement bien des plus gros.
 
A travers sa propre vie, Lucette Destouches retrace celle de l'écrivain, depuis l'écriture des pamphlets dans les années 1930 jusqu'à sa mort, en 1961. Son récit un peu disparate saisit bien souvent par sa lucidité et son sens étonnant de la formule qui donnent lieu à quelques aphorismes que n'aurait sans doute pas renié Céline lui-même :
 
« (...) Si, au moment de sa naissance, on pouvait voir se dessiner le fil de son existence, personne sans doute ne voudrait naître. (...) » (p.16)
 
« (...) Quand on a l'habitude de vivre avec des animaux, on ne peut plus supporter les hommes. Eux seuls sont authentiques, ils ne trichent pas. (...) » (p.23)
 
« (...) Le plus souvent les gens sont creux, il n'y a que la façade, c'est vide derrière. (...) » (p.31)
 
« (...) Je me méfie des sentiments d'amour véritables qui se disent trop. Les mots abîment. (...) » (p.75-76)
 
« (...) Quand on a le nez dans l'histoire, on ne voit rien. Tout est reconstruit et c'est l'histoire des vainqueurs qu'on raconte. (...) » (p.86)
 
Mais plus intéressant encore est son regard sur la complexité de l'écrivain, les confirmations qu'elle apporte et les vérités qu'elle assène comme le négatif d'une photo trop vulgairement retouchée. Madame Destouches ne cherche pour autant pas à faire de son mari un ange, elle reconnaît volontiers son inconscience et sa folie, mais elle contraste les faits connus de tous en apportant la nuance que n'ont généralement pas les détracteurs de l'écrivain.
 
« C'était un sentimental, un fétichiste qui gardait tout, même la vieille casserole cassée de sa mère. J'ai mis vingt-cinq ans à le connaître. Il est plus facile à comprendre qu'à expliquer car le plus souvent il disait le contraire de ce qu'il pensait. Il ne voulait pas montrer sa tendresse, alors il agressait, même avec moi il a été horrible. A Meudon, il a eu dix ans d'agonie. Il ne supportait pas mon absence, refusait que je travaille trop, insistait pour que je mange, et il hurlait sans cesse. Personne n'a compris, mais c'est qu'il m'aimait trop. (...) » (p.51)
 
« (...) Louis était inconscient. Il ne se rendait compte de rien. Il avait déjà été surpris d'apprendre l'interdiction des Beaux Draps en 41. Il ne voulait pas comprendre non plus quand je lui disais : "tu te mets un pavé sur la tête", lors de la rédaction de Bagatelles à Saint-Malo. Jusqu'au bout, il maintiendra qu'il avait écrit les pamphlets dans un but pacifique, un point c'est tout. Il était sincère.
Longtemps après, j'ai fait un rapprochement entre la blessure reçue à la guerre de 14 qui avait rendu Louis complètement sourd de l'oreille droite, lui occasionnant des bourdonnements d'oreille incessants, "un train qui passe sans arrêt", et le caractère hallucinatoire des pamphlets. » (p.78-79)
 
« (...) Quand les journalistes ont commencé à prendre le chemin de Meudon pour visiter le monstre, il en a rajouté, il leur en donnait pour leur argent. Il jouait un rôle, faisait de lui-même sa propre caricature. On le croyait et il jubilait. Comme dans l'Antiquité romaine, dans la fosse aux lions, c'est du sang qu'on venait chercher. Alors il leur en donnait. » (p.126-127)
 
Et de conclure, au sujet des pamphlets :
 
« (...) Aujourd'hui ma position sur les trois pamphlets de Céline : Bagatelles pour un massacre, l'École des cadavres et les Beaux Draps, demeure très ferme.
J'ai interdit leur réédition et, sans relâche, intenté des procès à tous ceux qui, pour des raisons plus ou moins avouables, les ont clandestinement fait paraître, en France comme à l'étranger.
Ces pamphlets ont existé dans un certain contexte historique, à une époque particulière, et ne nous ont apporté à Louis et à moi que du malheur. Ils n'ont de nos jours plus de raison d'être.
Encore maintenant, de par justement leur qualité littéraire, il peuvent, auprès de certains esprits, détenir un pouvoir maléfique que j'ai, à tout prix, voulu éviter.
J'ai conscience à long terme de mon impuissance et je sais que, tôt ou tard, ils vont resurgir en toute légalité, mais je ne serai plus là et ça ne dépendra plus de ma volonté. (...) » (p.128-129)
 
Je n'ai finalement qu'un regret à la lecture de ce petit livre : que Lucette Destouches n'ait pas pris la plume plus tôt, car outre les souvenirs touchants qu'elle raconte avec une remarquable dignité, ce qui filtre de sa vision du monde s'impose comme un véritable point de vue d'écrivain. Et cette « écrivaine » que je cherche vainement depuis si longtemps, je ne suis pas loin de l'avoir trouvée en cette étonnante nonagénaire. Un peu trop tard, hélas.
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