21 octobre 2012

Paul LÉAUTAUD : In Memoriam

Dans ses entretiens avec Robert Mallet, évoquant « Le petit ami » - son tout premier livre -, Paul Léautaud admettait l'amoralité de ses écrits, terme qui comme le suggérait Mallet, définit beaucoup plus justement l'écriture de Léautaud que l'immoralité, qui induirait pour sa part une volonté de scandale que Léautaud n'a jamais privilégiée à sa liberté d'exprimer sa pensée en dehors de toute entrave morale.

En traitant la mort de son père de la manière la plus dépourvue de sentimentalisme qui soit, In Memoriam - second livre de l'écrivain - pousse peut-être plus loin encore l'amoralité de Léautaud. Dans ce récit, l'écrivain, qui plus d'une fois a montré sa fascination pour la mort, détaille en effet assez froidement l'agonie de son géniteur, tout en consacrant préalablement une large part de la centaine de pages du récit à se plonger dans ce qui lui est plus naturel encore : ses souvenirs. La vie de ce père presque étranger défile sans amertume, on frise même parfois l'hommage involontaire lorsque Léautaud dépeint la force de la nature, l'homme à femmes insatiable que fut ce père à l'article de la mort.

« (…) Il paraît qu'il avait été irrésistible, que toutes les femmes en étaient amoureuses, et qu'il eut de ces bonnes fortunes qui comptent dans la vie d'un homme. Je me souviens d'un dîner d'artistes, il y a une quinzaine d'années, où quelqu'un le présenta comme ayant eu, en son temps, les plus jolies femmes de Paris. Pourquoi s'en étonner ? Une dame qui l'a beaucoup connu m'a raconté, au lendemain de sa mort, que dans ses beaux jours, qui durèrent longtemps, il lui arrivait souvent de coucher avec deux femmes à la fois, et de les sauter, comme on dit, chacune trois ou quatre fois sans se faire prier. En amour, il faut du sentiment, c'est entendu, mais pas trop. (...) » (pp.11-12)

Mais les souvenirs passés, il ne reste plus qu'un moribond un peu dégoûtant, et la grande comédie sociale qui précède le deuil, et l'accompagne jusqu'à ce qu'on se soit tout à fait lassé de pleurer ce défunt qui ne nous était, tout compte fait, pas si cher. Et c'est dans cette sincérité crue et clairement assumée que réside une belle part de l'intérêt de l’œuvre de Paul Léautaud.

« (…) Rentré à Courbevoie vers onze heures, je passai la nuit à veiller avec les mêmes profits que j'ai décrits plus haut. Mon père s'entêtait toujours à vivre et le lendemain mercredi, dès le matin, pour savoir enfin à quoi nous en tenir, ma belle-mère et moi, nous fîmes revenir le médecin. Il constata tout de suite un certain progrès. L'attouchement d'un œil, le froissement d'un muscle du bras ne produisirent aucun réflexe. Le cerveau était pris à son tour, plus aucune sensibilité. Seulement ce cœur, qui continuait à battre comme un enragé ! Il n'y avait plus qu'à attendre, et pas très longtemps, assura cet homme.
Attendre ! c'était assez dans nos moyens, et depuis le dimanche précédent, nous ne faisions guère autre chose, malgré nos allures dévouées. Nous y ajoutions même un peu d'impatience, sans trop nous l'avouer. Puisque cela devait si bien finir, le plus tôt serait le mieux. C'est si vrai, aussi, qu'on se fait à tout ! Depuis quatre jours que cela durait, nous nous étions mis à la hauteur, et le temps dégringolait tout de même, ma belle-mère à son ménage, mon frère à son bureau, et moi assis commodément à côté de mon père, songeant déjà à ces pages, et en faisant dans ma tête le meilleur brouillon possible. Et puis, c'étaient les manèges habituels, que j'avais déjà vus à Calais, pour la mort de Fanny. Des gens venaient aux nouvelles et il fallait bien les faire entrer. Un coup d’œil au malade, et l'on s'asseyait en rond autour du lit, pour bavarder. On parlait bien un peu du mourant, et de la mort, oui, le premier quart d'heure, mais rien n'était plus vite épuisé que les sujets éternels, et l'on arrivait à parler d'autre chose. On allait même jusqu'à rire, ma parole ! Quel brillant il prenait alors à mes yeux, celui qui était étendu là, qui ne disait plus rien, qui ne regardait plus rien, la bouche s'ouvrant seulement automatiquement sous la poussée de son souffle. C'était donc là toute la douleur des vivants pour les morts ! (...) » (pp.84-86)

2 commentaires:

  1. Il est encore achetable ce livre ????

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    1. Neuf, je ne pense pas. Mais d'occasion, oui, je l'avais trouvé sans trop de problème il y a 2/3 ans. Il avait été réédité par le Mercure comme tous les autres vers la fin des années 80 / début 90.

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