15 novembre 2011

Philippe MURAY : L'Empire du Bien

Deux biographies et une étude philosophique de son œuvre publiées au cours des deux derniers mois, un théâtre qui ne désemplissait pas l'an dernier après plusieurs mois de lectures données par l'un des plus grands comédiens français vivant, des rééditions régulières de ses ouvrages, et un nom qui revient de plus en plus fréquemment dans les conversations, le tout sans compromis putassier avec la télévision, et cinq ans après sa mort : je ne sais pas à quoi on mesure la reconnaissance, et il est impossible d'affirmer que cette estime tardive sera pérenne, mais le moins qu'on puisse dire, c'est que Philippe Muray n'a jamais autant fait parler de lui que depuis qu'il n'est plus.

Sur sa couverture, L'Empire du Bien est présenté comme un essai. On pourrait aussi facilement le qualifier de pamphlet tant le verbe est impitoyable, mais de manière plus générique, on peut le présenter comme une œuvre littéraire signée par un homme brillant. C'est l’œuvre d'un écrivain à la clairvoyance digne des plus illustres derniers grands écrivains qu'il cite souvent, de ceux qui savaient dépeindre une société sans se laisser berner par les apparences. Ses personnages à lui sont parfaitement anonymes et indistincts, ce sont les cellules folles d'un grabataire à l'article de la mort, et ce condamné n'est autre que la civilisation occidentale dans son ensemble.

Il y a vingt ans, lorsqu'il rédigea ce livre, le monde moderne n'avait déjà plus aucun secret pour Philippe Muray. L'écrivain nous le présentait dans toute son atrocité de consensus viral, d'indigence intellectuelle encouragée, de spectacle et festivités permanents, d'hygiénisme forcené et de positivisme obligatoire. Et tout cela au nom du Bien, de tous, du nôtre, bref, du Bien universel. 

« (...) Le Bien est la réponse anticipée à toutes les questions qu'on ne se pose plus. Des bénédictions pleuvent de partout. Les dieux sont tombés sur la Terre. Toutes les causes sont entendues, il n'existe plus d'alternatives présentables à la démocratie, au couple, aux droits de l'homme, à la famille, à la tendresse, à la communication, aux prélèvements obligatoires, à la patrie, à la solidarité, à la paix. Les dernières visions du monde ont été décrochées des murs. Le doute est devenu une maladie. Les incrédules préfèrent se taire. L'ironie se fait tout petite. La négativité se recroqueville. La mort elle-même n'en mène pas large, elle sait qu'elle n'en a plus pour longtemps sous l'impitoyable soleil de l'Espérance de Vie triomphante. (...) »

Philippe Muray joue sans cesse avec la langue, ironise grassement, outrage finement l'ordre imposé. Voilà pour la forme. Mais à la différence de tous les « mutins de Panurge » qu'il raillait sans cesse, il y a avant tout de la profondeur dans les écrits de Muray. L'écrivain ne se célèbre pas dans un anticonformisme de façade ; tout au contraire, il ne cesse d'analyser, de contextualiser et de dialectiser des phénomènes éminemment grotesques qui, à force de nous noyer, ont fini par apparaître tout à fait normaux et souhaitables au plus grand nombre.

« (...) Il n'y a pas d'expression plus répétée, de formule stéréotypée plus rabâchée, plus épouvantablement vomie cent mille fois par jour, que celle de « coup de cœur ». Chaque fois que je l'entends, je me désintègre. Approchez-vous de vos télés, allumez vos radios, lisez. Ils ont des coups de cœur pour tout. Pour des chansons. Pour des livres. Pour des expositions, des défilés de couturiers, des vernissages, des concerts, des publicités, des performances, des vedettes, des supermarchés. Le coup de cœur a ses raisons que la raison bancaire connaît. Les Archontes de la Communication et tous les employés de maison du Show passent leur temps à ramper de coup de cœur en coup de cœur, comme de pierre en pierre, à travers le fleuve absent des coups de sang qu'ils ne piqueront jamais, et pour cause, ou alors seulement le jour où on leur dira qu'il faut avoir des coups de cœur pour les coups de sang. (...) »

« (...) Tous les cerveaux sont des kolkhozes. L'Empire du Bien reprend sans trop les changer pas mal de traits de l'ancienne utopie, la bureaucratie, la délation, l'adoration de la jeunesse à en avoir la chair de poule, l'immatérialisation de toute pensée, l'effacement de l'esprit critique, le dressage obscène des masses, l'anéantissement de l'Histoire sous ses réactualisations forcées, l'appel kitsch au sentiment contre la raison, la haine du passé, l'uniformisation des modes de vie. Tout est allé vite, très vite. Les derniers noyaux de résistance s'éparpillent, la Milice des Images occupe de ses sourires le territoire. Du programme des grosses idéologies collectivistes, ne tombent au fond que les chapitres les plus ridicules (la dictature du prolétariat au premier plan) ; l'invariant demeure, il est grégaire, il ne risque pas de disparaître. Le bluff du grand retour de flamme de l'individualisme, dans un monde où toute singularité a été effacée, est donc une de ces tartes à la crème journalistico-sociologique consolatoire qui n'en finit pas de me divertir. Individu où ? Individu quand ? Dans quel recoin perdu de ce globe idiot ? Si tout le monde pouvait contempler comme moi, de là où j'écris en ce moment, les trois cents millions de bisons qui s'apprêtent, à travers la planète, à prendre leurs vacances d'été, on réfléchirait avant de parler. L'individu n'est pas près de revenir, s'il a jamais existé. (...) »

« (...) Dire ce qu'on pense est devenu périlleux. Même à titre farouchement
privé. Tout ce qui ne peut pas être exposé publiquement sur un plateau ne devrait même pas être pensé. Dans les télédébats, la formule-clé, pour arrêter en plein vol, pour stopper quiconque pourrait être sur le point de lâcher quelque chose de très vaguement non aligné, de très obscurément non consensuel, de très légèrement non identifié (et toute idée qui ne vient pas du collectif pour y retourner aussitôt appartient à cette catégorie), la formule-clé, donc, est la suivante :
« Ah ! oui, mais ça n'engage que vous, ce que vous dites là ! »
Vous. C'est-à-dire une seule personne. C'est-à-dire, en somme, personne. 
L'Empire du Bien, ça tombe sous le sens, est d'abord l'Empire du combien. (...) »

Notez pour finir que cet ouvrage est repris dans le gros volume Essais publié l'an dernier aux éditions Les Belles Lettres, réunissant également les deux tomes de Après l'Histoire, et les quatre tomes des Exorcismes spirituels.

2 commentaires:

  1. Merci pour cet aperçu. J'avais déjà remarqué les Essais de Muray et ce livre m'avait paru digne d'attention. Les quelques extraits présentés ici donnent envie de s'y attarder davantage.

    RépondreSupprimer
  2. Et ces citations ne sont qu'une petite sélection parmi les dizaines que j'avais relevées.

    RépondreSupprimer

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...

Articles les plus consultés cette semaine