6 janvier 2013

Philippe Muray, sur l'art contemporain


« (...) Si ce qu'on appelle art contemporain peut encore faire semblant d'exister, c'est uniquement comme conséquence du martyre des impressionnistes. En réparation. In memoriam. En expiation d'un gros péché. Qu'il soit minimal, conceptuel, anti-art ou extrême-contemporain, l'artiste d'aujourd'hui survit toujours à titre d'espèce protégée, en tant que résidu caritatif. Une très grosse gaffe a été commise, du temps de Van Gogh, du temps de Cézanne, il faut continuer à payer les pots qui ont alors été cassés. Surtout ne pas recommencer, ne pas refaire les même sottises, ne pas retomber dans les ornières. Après des décennies de foules furieuses ricanantes devant Courbet, devant Manet, devant les cubistes, brusquement plus rien, plus de critiques, plus de clameurs, plus de révoltes, plus de scandales. Tout se calme d'un seul coup, les galeries prospèrent, la créativité des artistes ne s'est jamais mieux portée, tout va très bien, les grosses banques investissent dans l'émotion colorée, les États s'en mêlent, les ventes records se multiplient, le marché s'envole, c'est la débâcle des hostiles. Plus de pour ni de contre. Plus personne.
Les prix flambent bien qu'il n'y ait plus de critique ? Non : ils flambent parce que la notion, la possibilité, le désir même de critique ont disparu ; parce que plus personne ne se fatiguerait à gloser une œuvre contemporaine.
Dans l'euphorie cordicole, qui irait perdre son temps à chipoter ?
La ruse du diable selon Baudelaire, c'était d'arriver à faire croire qu'il n'existait pas ; la ruse des choses contemporaines, c'est qu'on ne se pose plus même la question ; qu'elles soient ou pas est bien égal.
Et puis, qui irait se risquer à vouloir démontrer la beauté de ce que l'on met sur le marché ? Ce dont on ne peut rien dire, il faut le vendre. (...) »

Philippe Muray, L'Empire du Bien (1991) ; éditions Les Belles Lettres.

1 commentaire:

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...

Articles les plus consultés cette semaine