27 octobre 2011

Georges HYVERNAUD : Le wagon à vaches

Georges Hyvernaud portait des lunettes, et c'était peut-être tout son malheur. Parce que le monde est plus beau quand on le voit flou, et que lorsqu'on est écrivain, la clairvoyance n'attire pas tellement les lecteurs. De son vivant, Hyvernaud s'est d'ailleurs ingénié à les faire fuir. Avec La peau et les os, son premier livre et rendez-vous manqué avec ses contemporains, il ne retenait de la captivité que la promiscuité et la laideur des hommes quand d'autres vantaient plus volontiers la camaraderie, la bravoure et l'honneur. En 1954, avec Le wagon à vache, Georges Hyvernaud refaisait la même erreur : de la vie en société et de son retour à la liberté, il ne retenait que médiocrité et vanité des choses comme des êtres. Mauvais chemin qu'il empruntait là...

Parce que le lectorat ressemble beaucoup aux Bourladou, ce couple bien comme il faut que le narrateur fréquente plus par habitude que par envie. Madame Bourladou, d'ailleurs, aime beaucoup la littérature, la belle, celle qui donne du monde une image avantageuse. Un monde qu'elle connait bien, finalement, terrée dans son milieu bourgeois, à servir le thé à ses invités entre deux amabilités, ce monde dans lequel l'horreur absolue est incarnée par cette domestique maladroite à qui il faut toujours faire des remontrances. Dans ce monde, le mari jouit d'un certain prestige, il n'y a pas de problème d'argent et encore moins de conscience. Tout roule.

Le narrateur, qui n'est pas tout à fait Hyvernaud dans le détail, mais s'en rapproche quand même beaucoup, est un homme sans envergure comme bien d'autres. Il vit dans une petite chambre miteuse, occupe un poste administratif sans relief, et regarde passer le monde, ce wagon à vaches qui lui rappelle de vieux souvenirs de guerre. 

La fréquentation de ce raté notoire est un peu l’œuvre de bienfaisance des Bourladou ; on vient vers lui de temps en temps comme pour se rassurer sur sa propre condition. Oui, la vie est belle quand même, quand on compare. On s'inquiète - pour la forme - de sa santé, on s'enquiert de ses opinions pour se distraire, on s'intéresse comme on peut, ou comme on doit le faire.

C'est de cette superficialité absurde du quotidien dont nous parle Hyvernaud dans ce livre. Ses mots sont plus désabusés que véritablement violents, mais son style et la fluidité de son écriture réveillent et fascinent bien plus qu'ils n'accablent. Cioran pensait qu'on ne pouvait guère voir la vie en rose en disposant de toutes ses facultés. Manifestement, Hyvernaud en jouissait pleinement, si on peut dire.

« (...) Ce qui s'imprime dans les journaux, ces connaissances essentielles, ce qu'on répète et commente, les accidents d'auto, les congrès radicaux,  les discours de Flouche, ce qui permet aux gens de se rassembler, de s'entendre, de s'engueuler, les crises ministérielles, les actrices de cinéma, le prix des haricots, le prix Goncourt, le record du huit cents, ce savoir indispensable aux relations humaines, procès, grèves et traités de commerce, la marche solennelle des évènements, Truman, Staline, tout ça je m'en fous. Je m'en tamponne. Et je m'y perds, je ne pige pas. Et quand j'essaye d'en parler comme les autres, avec les autres, on le voit tout de suite que je m'en fous et que je m'y perds. Et Bourladou me prend en pitié. Un homme sérieux, lui, normal, bien collé au monde, à la vie, à l'époque. L'image même de la compétence, de la pertinence. Quand cet imbécile me considère, assis les mains aux genoux, douloureux et supérieur, avec ce petit bruit de nez qu'il produit, tch, tch, je suis fixé sur l'idée qu'on peut se faire de moi. Ça tient en deux mots : un pauvre type. Enlevez, c'est pesé. (...) »

« (...) D'abord, quand on parle de l'esprit d'une génération, je rigole. Voyez-les se tortiller dans leur pull-over, les petits gars. Écoutez-moi ça. On n'est pas comme nos vieux, nous autres. Nous, on est une génération désarmée, désaxée, etc. J'ai lu cela cent fois. Ou le contraire : nous, qui sommes épris de santé, d'énergie, de simplicité, etc. A présent, ils citent Kafka, ou Sartre. De mon temps, c'était plutôt Freud, ou Gide, ou Rimbaud. Les générations ont besoin de noms propres. 
Moi aussi, j'aurais besoin de noms propres à citer. Ceux de Barche, de Craquelou, de Ravenel ou de Pignochet. Des hommes de mon âge, des hommes de ma génération. Eux, ils ne faisaient pas de livres, et on ne parle pas d'eux dans les livres. C'était des remueurs de terre ou de ciment. Nous avons été mobilisés ensemble : bonne occasion d'éprouver ce qu'est au vrai une génération. La guerre se charge de les rassembler et de les séparer, les générations. Les bureaux de recrutement vous disposent les hommes en couches aussi distinctes que des stratifications géologiques. Untel, classe tant. Au moins, c'est clair. Chacun à sa place, dans une couche d'hommes nés à peu près en même temps que lui. La voilà, sa génération. Présente, pesante, concrète. Pendant des mois, j'ai pu l'observer, dans ces mous villages du Nord, ma génération.
Ce qui est sûr, c'est que tout ce qu'on a écrit à propos de son inquiétude, de son désarroi et de ses aventures spirituelles, ça ne concernait pas Barche ni Pignochet, ça ne concernait ni Ravenel ni Craquelou. Et ils s'en foutaient. Ils avaient eu leur jeunesse eux aussi, et leur misère. Mais pas de la misère originale. L'apprentissage à treize ans, les coups de pied au cul, le litre de rouge, les années de service, les jours d'hôpital, les mois de chômage, on ne peut pas regarder cela comme très neuf. (...) »

« (...) Bonne vieille race obstinée des hommes : toujours prête à tout recommencer, à remettre ça. Se raser, cirer ses souliers, payer ses impôts, faire son lit, faire la vaisselle, faire la guerre. Et c'est toujours à refaire. Ça repousse toujours, la faim, les poils, la crasse, la guerre. Et des monuments poussent sur les places, des noms poussent sur les monuments. Il en repousse toujours, des noms. On trouve toujours de la pierre pour graver des noms dessus et toujours des noms à graver dans la pierre... (...) »

« (...) Nos faibles particularités vont se perdre dans une immensité sans contours. On est une matière homogène et illimitée - on est les masses. (...) »

« (...) Il est utile de se pénétrer le plus vite possible de cette idée qu'on ne pèse rien du tout, qu'on n'a pas du tout d'importance. Ça vous prépare à ce qui attend la plupart des hommes dans l'existence. (...) »

« (...) Drôle d'époque et drôles de choses. Des mots tout prêts, tout faits, familiers, usés et sans conséquence. Des mots qui simulent la pensée et qui préservent de penser. Si on pensait ce qu'on parle, où cela nous mènerait-il ? (...) »

« (...) Les grandes phrases, les grandes attitudes me mettent en méfiance. Je cherche à côté, ou derrière. Je soupçonne la parodie, le truquage, l'imposture, l'enthousiasme préfabriqué ou le mensonge à soi. Je me persuade que la grandeur doit être tout à fait autre - pas oratoire, pas officielle, pas spectaculaire. C'est ce qui m'a empêché, en particulier, de trouver dans les conflits mondiaux du vingtième siècle ces vivifiantes exaltations que procure toujours une guerre à des témoins mieux conformés. (...) »

4 commentaires:

  1. ah,l'intraitable Hyvernaud.Tiens,j'ai lu "journal d'un raté" d'Edouard Limonov:je ne vois pas comment tu ne pourrais pas aimer...

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  2. Merci du conseil. Une question après lecture d'une courte bio de Limonov : est-ce que son bouquin est très marqué par son engagement politique ?

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  3. son bouquin date de 1982,donc je dirai absolument pas...perso,je l'ai lu vierge de tout a priori et je me suis régalé:une étrange lumière entoure sa prose crue et romantique c'est-à-dire punk, totalement moderne et entièrement intemporelle...ce qui est sûr,c'est que Limonov est un être humain,personnage,écrivain qui échappe à beaucoup de catalogages .
    je retrouve un peu ça aussi chez Andy Vérol et ses "derniers cow-boys français".
    tiens,pour finir,il est question chez 13 ème note,d'un Bukowski plus ou moins inédit,prévu pour 2012:avec aussi des poèmes et des photos rares .

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  4. Oui, ce sera la traduction de "Shakespeare never did this", où il est notamment question de son périple européen en 1978. Il était temps qu'il soit traduit, d'ailleurs. Ca sort en mars prochain je crois.

    Tant qu'on y est, j'ai vu sur les étals de Gibert que Grasset continue ses rééditions, après le "Journal d'un vieux dégueulasse" l'an dernier, viennent de ressortir : "L'amour est un chien de l'enfer", "Factotum" et "Women" dans la collection Cahiers Rouges, pour ceux que ça intéresse.

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